De la diversité des chrétiens
Gérard Fourez
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Au moment où l’évêque de Rome nomme, selon les
traditions de son Eglise, une vingtaine de nouveaux cardinaux, il peut
être intéressant de réfléchir à certains conflits qui traversent les
communautés chrétiennes.
- Dans l’Eglise primitive. L’apôtre Paul, dans ses épîtres, distingue
deux sortes de chrétiens : ceux de culture païenne et ceux de culture
juive. Ces derniers restaient fidèles à la pratique de la loi, transmise
par Moïse, selon les traditions religieuses du peuple juif. Ainsi, le
shabbat et la circoncision sont sacrés pour eux. Quant aux chrétiens
provenant du monde grec, ils ne se sentaient guère concernés par les
traditions des Hébreux et suivaient la trace de Jésus avec une grande
liberté. Cette différence provoqua, dans l’église primitive, des
tensions entre ces "païens" et ces "juifs". Paul reconnaissait que
c’était dans les traditions du judaïsme que la religion de Jésus était
enracinée. Mais il estimait que c’est avec la liberté qu’il convenait de
chercher des réponses aux questions que se posaient les communautés
chrétiennes. D’un côté, donc, il y avait les "chrétiens-juifs", qui
valorisaient les traditions. De l’autre côté se trouvaient des chrétiens
qui se sentaient libres vis-à-vis des commandements de la loi. Cette
différence entraîna une tension entre ceux qui auraient voulu que tous
se soumettent à la loi, et ceux qui insistaient sur la liberté des
chrétiens. Quant à Jésus, il refusa qu’on lapide la femme surprise en
adultère et il n’hésita pas à guérir un jour de shabbat.
- De nos jours. Aujourd’hui, une tension similaire traverse les
communautés chrétiennes contemporaines. Les chrétiens conservateurs y
jouent un rôle qui ressemble à celui des chrétiens issus du judaïsme,
chez l’apôtre Paul. Dans les domaines de la liturgie ou de la morale,
ils insistent sur les traditions et les doctrines de l’Eglise, même
quand elles sont figées ou ont été élaborées dans d’autres contextes.
Ils imposent parfois à tous ce qui est marqué d’un sceau particulier.
Ainsi, pour les célébrations liturgiques, ils prônent une fidélité quasi
littérale aux normes de l’Eglise. En matières éthiques (sexuelle,
médicale, sociale, politique, etc.) ils veulent imposer à tous les
doctrines de l’Eglise catholique romaine. Par contre, des chrétiens plus
ouverts défendent la liberté d’adapter les liturgies et les morales en
fonction de l’évolution de la société. Ils trouvent normal qu’on adapte
les célébrations de funérailles au pluralisme de notre société; ou que
la morale sexuelle évolue, ainsi que les doctrines relatives à
l’euthanasie ou à la contraception. La loi qu’ils acceptent est la loi
d’amour pour Dieu et pour le prochain. Ainsi, la distinction faite par
l’apôtre Paul entre "païens" et "juifs" peut éclairer le processus
d’invention de nouvelles formes liturgiques ou des nouvelles pistes
éthiques. Les vues traditionnelles soulignent qu’il ne s’agit pas de
faire n’importe quoi lorsque l’on célèbre le repas eucharistique, ou un
autre sacrement. Elles mettent l’accent sur la fidélité aux traditions
même quand cela engendre une rigidité qui occulte la bonne nouvelle.
C’est pourquoi, à la suite de l’apôtre Paul, les chrétiens ouverts au
changement défendent la liberté des enfants de Dieu. Sans elle, la
fidélité à la loi devient une infidélité à l’Esprit. C’est dans ce cadre
que les apôtres Pierre et Paul entrèrent en conflit. Ainsi la
distinction entre les "païens" et les "juifs" permet de clarifier
certaines tensions entre les chrétiens, aujourd’hui. Le passé nous a
légué des traditions. Et il ne s’agit pas de délaisser les bonnes choses
qu’elles véhiculent. Elles méritent d’être défendues. C’est ainsi que
je suis prêt à défendre les traditions des Quakers qui ont très tôt
lutté contre l’esclavage; celles des communautés scientifiques qui
adoptent des approches expérimentales; celles des francs-maçons qui
osent penser librement; celles des protestants qui se méfient des
dogmatismes; et celles des catholiques aussi Il importe de cultiver ces
traditions. Mais il est aussi des moments où il convient de se sentir
libre face au passé, en évitant de se faire prisonnier de la loi. Tout
cela à la suite de Jésus qui mit "en boîte" ceux qui voulaient lapider
la femme adultère. Autrement dit, dans les communautés chrétiennes, il y
a une place pour les "païens" comme pour les "juifs". Une place pour
ceux qui se soumettent aux traditions et une place pour ceux qui vont de
l’avant avec confiance. Une place pour ceux qui osent, à la suite de
Jésus, suivre leurs intuitions; et une place pour ceux qui restent
fidèles à une religion classique. Une place pour ceux qui suivent les
lois et les doctrines de l’Eglise et une place pour ceux qui osent vivre
leur religion "autrement". Et même une place pour ceux à qui les
discours religieux donnent des boutons. Bref, dans les communautés
chrétiennes, il y a de la place à la fois pour des "païens" et pour des
"juifs".
Gérard Fourez (Communautés de Base)
Notes :
dans La Libre du 28 février 2012
http://www.lalibre.be/debats/opinions/article/722547/de-la-diversite-des-chretiens.html
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