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Le Forum Social Mondial à Tunis

Vittorio Bellavite
Publié dans Bulletin PAVÉS n°35 (6/2013)

La situation en Tunisie

Tunis est la plus occidentale des capitales arabes et cela se voit : de grands boulevards comme en France, une ban-lieue avec de nombreux bâti-ments en construction, le site archéologique de Carthage et beaucoup de tourisme le long des plages de la côte et vers le sud. Grâce au taux de change favorable, bon nombre de retraités italiens s’y sont installés.

La medina en rappelle d’autres comme Le Caire ou Damas sans avoir la magnificence et l’étendue de celle d’Istanbul. Au centre se trouve la grande mosquée qui est ouverte aux non-musulmans à des horaires bien précis. Je m’y suis rendu hors de ces horaires et j’ai été écarté sans ménagement. En plein centre la grande cathédrale catholique de Saint-Vincent-de-Paul, en style composite comme la plupart des églises des anciennes colonies, est un héritage évident de la colonisation française dans un pays qui compte aujourd’hui vingt mille catholiques. C’est dans ce pays que  les révolutions arabes ont commencé le 14 janvier 2011. Le dictateur Ben Ali a été chassé, les élections pour l’Assemblée Constituante ont vu la victoire du parti islamiste “modéré” Ennahdha contre toutes les forces laïques et progressistes qui ont été, et qui sont encore, les acteurs d’une grande explosion des réalités sociales dans une mobilisation continue. La liberté de la presse et, je pense, aussi de la télévision, est garantie. La Presse, le principal quotidien du pays, a publié trois éditoriaux positifs sur le Forum. Les salafistes sont présents et actifs, les partis de gauche disent qu’ils sont protégés ou exagérément tolérés par le parti de la majorité. Pendant ce temps, il y a des cellules qui, par des méthodes bien connues, recrutent des combattants pour la  guerre sainte en Syrie, et de nombreux jeunes tentent encore de partir pour l’Italie par petits bateaux. Les mères des jeunes gens qui sont partis et dont on ne sait plus rien (ils n’envoient pas de leurs nouvelles d’Italie et on n’a pas d’informations précises sur le nombre des naufragés) ont participé le 26 mars à la manifestation pour l’inauguration du douzième Forum Social Mondial en portant les photos de leurs enfants : c’était très émouvant.

Une situation économique lourde

Après la révolution, la situation économique a empiré en termes d’inflation et de chômage, et le gouvernement fait face à cette situation avec les “conseils” de politique néolibérale du Fonds Monétaire International. L'Assemblée Constituante discute non seulement de la nouvelle constitu-tion avec des débats très vifs sur le rôle des femmes (on risque  de revenir en arrière par rapport à la législation “laique” post-coloniale), mais elle exprime également la majorité qui soutient le gouvernement. Le Président de la République, Moncef Marzouki, est un laïque, jadis défenseur des droits de l’homme, mais l’opposition juge qu’il n’a pas vraiment de pouvoir et que derrière ce paravent il y a le gouvernement islamiste. C’est dans cette situation déjà si pesante et en transformation qu’a été assassiné le 6 février Chokri Belaid, le chef du Front Populaire d’opposition. Les manifestations ont enflammé le pays, l’assassinat n’a pas été revendiqué mais l’opposition affirme, même assez ouvertement, que les vrais responsables se trouvent au sein du ministère de l’Intérieur. Et puis il arrive encore des faits incroyables : en face du théâtre municipal dans la grande avenue Bourguiba, l’âme de toute la ville, un jeune chômeur et marchand ambulant non autorisé, Adel Khazri, s’est immolé par le feu le 12 mars, et est mort le lendemain. Il semble que ces immolations, depuis la première du 17 décembre 2010 qui a déclenché la révolution, aient été  nombreuses : 167 selon Radio Mosaïque, un chiffre effrayant s’il est confirmé.

Le douzième Forum social mondial

Ces précisions sont nécessaires pour comprendre la situation dans laquelle  a eu lieu le douzième Forum Social Mondial, le premier dans un pays arabe (en Afrique il y avait déjà eu ceux de Nairobi et de Dakar). Il a été organisé par le Forum du Maghreb, sans véritable contribution à l’organisation de la part de la coordination brésilienne de São Paulo (non à cause de désaccords, mais seulement à cause de la faiblesse actuelle du centre, si j’ai bien compris). Voici les chiffres qu’on a communiqués : 60 000 participants de 127 nationalités, 4500 associations du monde entier, 1612 ateliers, 1800 journalistes accrédités. Le titre de ce Forum était le seul mot “Dignité” et le mot d’ordre est le même que toujours “Un autre monde est possible” : la situation le rendait bien concret.

Tout le Forum, avec cette quantité de personnes et d’initiatives, a eu lieu à l’Université d’El Manar (dans la banlieue de Tunis, mais tout à fait accessible), ce qui en a facilité le déroulement. Je me suis souvenu de ce qui était arrivé pour l’Université de Dakar il y a deux ans : trois jours avant le début du Forum, le Président de la République avait pratiquement empêché l’accès à l’Université, ce qui avait provoqué de gros problèmes.

Le Forum a été un succès incontestable

Ces précisions m’autorisent  à affirmer que, dans cette situation, le Forum a été plus qu’un succès. Aucun incident, une organisation logistique acceptable, aucune entrave aux personnes venant de l’extérieur. Les autorités islamistes avaient conscience que c’était une superbe vitrine sur le monde et ont accepté de ne pas entraver les travaux et même de ne pas se tenir complètement en dehors. Ce Forum a été un succès pour plusieurs raisons : les forces démocratiques en Tunisie ont constaté la solidarité des mouvements alternatifs à travers le monde qui n’ont pas craint une situation à risque, le circuit des Forums sociaux a montré qu’il sait tenir à longueur d’années et sait comprendre la nouveauté des révolutions arabes, la discussion sur les problèmes de la crise et de la mondialisation s’est poursuivie, la rencontre directe entre les nombreuses personnes présentes a aidé aux contacts, aux relations, aux convergences et aux projets communs. La situation est très différente en Europe où les Forums Sociaux Européens se sont complètement enlisés (le dernier a eu lieu à Istanbul en 2010) après avoir été à l’avant-garde avec celui de Florence en 2002.

La structure du Forum

Il est difficile de faire une description exhaustive de toutes les questions soulevées et discutées. Les Forums sont maintenant largement autogérés. Le comité organisateur prévoit une structure de base qui consiste dans une Marche le premier jour et une autre le dernier jour (cette année elle visait la solidarité avec le peuple palestinien), dans des concerts pendant les cinq jours, puis une structure logistique générale pour permettre aux associations et aux mouvements du monde entier qui acceptent la Charte de Porto Alegre (le document fondateur du Forum) d’organiser des colloques ou des réunions, pour proposer, discuter, faire des projets pour l’avenir.

Compte tenu du nombre extraordinaire de participants, les organisateurs, depuis quelque temps, invitent les associations, si possible, à proposer leurs propres sujets sur la toile et ensuite de prendre contact avec ceux qui proposent des questions similaires. De cette façon, par courriel ou par skype, on établit des contacts qui peuvent conduire à l’unification (“agglutination” ou “fusion”) des séminaires, à en réduire le nombre et à en accroître l’importance. La méthode, qui à mon avis fonctionne bien, ne signifie pas que les réunions soient encore trop nombreuses. Toutes les initiatives se sont vu attribuer un espace, une date et une heure qui sont publiés sur le site du Forum et imprimés dans un livret distribué à tous les participants. Chaque association doit payer un droit d’inscription, plus élevé pour les pays du Nord (150 €), moins pour les autres, idem pour chaque participant. Ensuite, chaque initiative doit être payée, on peut demander des interprètes (à Tunis, cependant, il y en avait très peu, il fallait se débrouiller). Dans la zone où est organisé le Forum, il y a aussi beaucoup de tentes, de stands où les organisations distribuent des matériaux, se présentent, discutent, etc... Ce sont aussi des opportunités pour nouer de nouveaux contacts et prendre connaissance de l’immense quantité de problèmes qui existent dans le monde et de ce qui s’y fait.

Ce qui a été discuté lors du Forum

Pour avoir une compréhension générale de ce qui se passe dans ce forum, il faudrait une délégation de quatre ou cinq personnes qui se répartiraient dans les différentes réunions par secteur d’activité et ensuite faire ensemble une synthèse de la situation. Dans tout le forum, les questions qui reviennent tout le temps sont celles de la puissance excessive de la finance et de la crise qu’elle provoque, des multinationales, de la destruction de l’environnement, des problèmes de citoyenneté, du bien-être, de la paix et de la guerre dans tous les coins du monde, du statut des femmes, des droits humains, des formes de coopération internationale. Cette année, le rôle majeur qu’ont eu en Tunisie les révolutions arabes, le problème des réfugiés, le problème de la démocratie et de la laïcité par rapport à la religion, le statut des femmes, en bref, les questions émergentes dans le Maghreb et en plus la thématique assez nouvelle des biens communs. Forte présence du problème palestinien auquel a été "dédié" le grand événement de clôture de l’après-midi du 30. La majorité des participants venaient, bien sûr, d’Afrique du Nord mais il y avait des représentants de partout; la délégation italienne nombreuse et active, quelques Français, puis les Brésiliens et de nombreux autres petits groupes. Le mouvement des forums dans le monde (il y en a beaucoup et de manière cohérente par zones géographiques) doit affronter depuis longtemps la question d’une plus grande efficacité au plan général de tous ces mouvements pour le changement rencontrés dans les forums. Beaucoup proposent d’aller plus loin que le projet initial qui était celui d’un simple espace ouvert de confrontation, pour devenir un instrument essentiel d’action, de transformation de la réalité. C’est ambitieux mais très difficile à réaliser. C’est pourtant sur ce chemin que les forums se sont engagés. Le dernier jour à Tunis (comme dans les forums plus récents), les associations qui travaillent sur des terrains analogues ont été invitées à organiser des "réunions de convergence" où programmer, à travers des réseaux, des actions communes au plan supranational ou continental. Dans ce domaine, il faudra du temps pour reconstituer exactement ce qui a été fait à Tunis et ce qui est déjà programmé. Bien sûr, il y aura déjà un Altersummit à Athènes les 7-8 juin.

La présence chrétienne

Cette année, contrairement au passé, il n'y a pas eu de Forum de théologie de la libération avant le forum mondial. Cela s’explique parce que s’était tenue à São Leopoldo au Brésil en octobre dernier une grande assemblée des théologiens de la libération et qu’il était difficile de répéter une réunion similaire. Le Forum cependant était pré-sent dans deux séminaires avec son coordinateur le Bré-silien Carlo Susin. Ces deux réunions cependant n’ont pas manqué de signi-fication, grâce à l’intervention de Juan José Tamayo, le théologien de Madrid qui a stimulé la théologie islamo-chrétienne de libération. Étaient présents le Secours Catholique Français, Caritas et surtout une trentaine de Comboniens, des frères et des sœurs, qui se sont retrouvés avant et après le forum pour leur session de formation et d’échange. Il y avait Alex Zanotelli, Elisa Kidane directrice de Combonifem, Fernando Zolli, Dario Bossi, Daniele Moschetti et d’autres missionnaires, surtout d’Afrique, très différents de l’ancien cliché de l’ancien “missionnaire” de nos paroisses, tous sur les barricades pour un autre monde possible. Ils ont organisé des séminaires “altermondialistes”.

Le séminaire organisé par Nous Sommes Église et le Réseau Européen

J’ai représenté le Mouvement international We Are Church. Avec le Réseau Européen Églises et Libertés représenté par François Becker (le mouvement frère qui en Europe s’intéresse surtout aux questions sociales, à la laïcité et aux droits humains), nous avons organisé une conférence sur “Libertés et état de droit : les défis de la construction d’une société démo-cratique pluriconfessionnelle”. En voici la présentation : “comment cons-truire une société démocratique qui permette à tous ses membres de vivre pacifiquement en respectant la liberté, en particulier celle de la conscience, et leurs droits, quelles que soient leurs convictions religieuses, athées ou agnostiques”. Nous avons pu organiser une Table ronde avec le Manifeste des Libertés (français), avec Cristianisme y Justícia (jésuites de Barcelone rencontrés via Internet) et le Cercle Gaston Crémieux (juifs non-israéliens). Le débat fut très vif, utile pour se connaître  et continuer sur cette voie du dialogue interculturel dans lequel les chrétiens devraient être des meneurs.

Mais je voudrais encore donner un avis à propos de la cathédrale. Nous y avons célébré du jeudi au samedi toutes les cérémonies traditionnelles de la Semaine Sainte. L’église était pleine, les trente Comboniens ont participé à toutes les liturgies, la plupart des assistants étaient des noirs, quelques-uns venant du Forum Social et d’autres Européens présents à Tunis. Chorale splendide, baptême émouvant pendant la messe du samedi saint d’une vingtaine d’hommes, femmes et enfants, tous noirs. C’est une découverte de l’Église, loin de Rome, dans un pays où on est en minorité et où on sent la signification de symboles qui sont devenus si courants qu’ils ne nous parlent plus.  

 

Vittorio Bellavite (Noi Siamo Chiesa - Italie)

Notes :

http://www.noisiamochiesa.org/?p=2590

article publié par “Confronti”, mai 2013
(traduction : P. Collet)
 


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