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L’Évangile est une semence pour une terre de liberté

Silvia Regina DE LIMA SILVA
Publié dans Bulletin PAVÉS n°46 (3/2016)

Le Congrès international des prêtres mariés à Madrid à la Toussaint 2015 fut l’occasion d’entendre la communication d’une bibliste et théologienne noire et brésilienne qui a fortement marqué les participants. En voici une traduction très légèrement raccourcie. (P. Collet) 


 Le lieu d’où l’on parle

Je viens de la théologie noire féministe d’Amérique latine. Dans notre travail épistémologique et théologique, la première étape de toute réflexion est de savoir à partir de quel lieu nous parlons. Écrasées et rendues invisibles par les discours théologiques patriarcaux et ethnocentriques qui historiquement ont masqué nos expériences de Dieu, nous avons compris qu’il faut toujours au point de départ préciser le lieu à partir duquel nous prenons la parole pour la partager.

Je suis brésilienne, avec des origines africaines, d’une famille catholique romaine pratiquante. Cette dernière précision était très importante pour ma mère et mon père, qui nous ont toujours bien différenciés des catholiques qui ne fréquentaient pas l’église. J’ai grandi dans une vie ecclésiale intense, en assumant dès l’adolescence des tâches pastorales dans divers ministères. J’ai profité activement des bonnes et riches expériences des communautés ecclésiales de base – j’y participe et j’en profite encore aujourd'hui en particulier quand je suis au Brésil. Au fil des années, mon expérience religieuse s’est enrichie de la rencontre avec la religion de mes ancêtres. Participer à des communautés de traditions afro-brésiliennes fut un lieu de transformation et de profonde libération religieuse.

Je vis depuis 20 ans au Costa Rica où je travaille dans une institution appelée DEI - Département Œcuménique de Recherches. Nous travaillons avec des communautés de foi et des mouvements sociaux à développer l’esprit critique et le dialogue entre théologies et mouvements sociaux (et sciences sociales); c’est un espace œcuménique et latino-américain. Ma contribution est surtout celle d’une théologie noire et féministe et de la lecture populaire de la Bible. Pour préciser mon lieu de parole, il est important de dire que je suis la maman de Thomaz Satuyé et l’épouse, l’amie et toujours amoureuse de Jaime Prieto. Jaime et Thomaz sont mennonites et je les rejoins souvent dans leur église.

C’est à partir de ce lieu, "en marge", fait de nombreux mélanges, très peu ou même pas pur du tout, que je voudrais faire ma lecture théologique et mes propositions ecclésiologiques, non pas comme des possibilités futures, mais comme des réalités qui sont déjà présentes, même si elles peuvent être dispersées et invisibles dans la vie quotidienne de beaucoup de chrétiens et chrétiennes comme nous.

Ce lieu de lecture est aussi un lieu collectif et communautaire constitué par un groupe de frères et sœurs qui font partie d’un mouvement que nous appelons "Primavera Eclesial Ya - Le printemps de l’Église est là".[1]  […]

C’est à partir de ces nouvelles identités et expériences ecclésiales que nous sommes invités à relire les textes de la tradition chrétienne et à dialoguer avec eux. Et à partir des nouvelles questions que nous nous posons, ces textes prennent aussi de nouvelles significations.

Je propose donc une méthode de lecture - c’est une proposition personnelle - inspirée par des expériences de femmes noires, il y a pas mal d’années. J’ai trouvé cette histoire chez un écrivain et journaliste uruguayen, Eduardo Galeano. Le texte fait référence aux esclaves noires qui se sont échappées des plantations au Surinam. Voici ce que raconte Galeano :

"Avant de s’enfuir, les femmes esclaves ont volé des grains de riz et de maïs, des grains de blé, des haricots et des graines de courges. Leurs chevelures énormes leur ont servi de greniers. Quand elles sont arrivées en sécurité, les femmes ont secoué leurs têtes et ont ainsi fertilisé la terre libre." (in Mémoire du Feu)

De l’histoire de Galeano, je reprends cette image : "les femmes esclaves qui se sont échappées avec des graines de blé, de haricots et de courges cachées dans leurs cheveux".  Ces graines ont permis de planter les terres libres des communautés cimarronnes. Cette image m’inspire quand je lis un texte biblique, c’est une méthode de lecture. Pour nous, femmes noires, une lecture libératrice, cela signifie prendre ces précieuses semences des récits et des symboles de la bible - souvent utilisés pour justifier l’esclavage et le racisme - les cacher dans nos cheveux, et les planter dans une terre libre. Voilà ce que nous cherchons à dire dans les textes qui suivent.

Nous allons récupérer les figures de trois femmes présentes dans les Evangiles. Par leur insubordination, leur rupture avec l’ordre établi et leur persévérance, leurs vies et leurs témoignages sont des signes de la Bonne Nouvelle; et ces signes sont envoyés par des exclues et des exclus, les acteurs du Mouvement de Jésus en Palestine au premier siècle.

Je propose de toujours prendre le texte et le relire en terre de liberté pour qu’il inspire la vie de communautés libératrices et humanisatrices.

 

1.  Des miettes transformées en droit (Mc 7,24-30)

Dans son voyage à travers le pays de Tyr et de Sidon, Jésus entre dans une maison, nous dit Marc, mais il ne voulait pas qu’on le sache. Il entre dans la maison... Une femme païenne, d’origine syro-phénicienne le supplie de guérir sa fille. La réponse, nous la connaissons, Jésus répond : “Laisse d’abord les enfants se rassasier; car ce n’est pas bien de prendre le pain des enfants pour le jeter aux petits chiens.” (v.27). La femme, dans un mélange de ruse et de nécessité, ou la nécessité qui rend rusé, répond : “Oui, Seigneur, mais les petits chiens, sous la table, mangent les miettes des enfants.” (v.28) La réaction-réponse de Jésus : “À cause de cette parole, va, le démon est sorti de ta fille” (v.29). De retour à la maison, la femme trouve sa fille en bonne santé.

La table, le pain, ceux qui partagent la table, ceux qui recueillent les miettes. Après plusieurs années de lecture, d’étude, de confrontation avec ce texte, il reste la question de sa dimension libératrice. Que vient faire ce texte ici, dans l’évangile de Marc? Et la réponse est que la libération ne vient pas de Jésus, mais de la force de l’attitude et de la parole de cette femme. Il y a clairement dans le texte deux paradigmes différents, deux façons de comprendre l’arrivée du règne de Dieu. Tous deux se réfèrent à des logiques de temps et d’espace; on parle des enfants qui ont le droit d’être assis à table, et des petits chiens qui mangent sous la table. La différence vient de la table... ceux qui mangent sur la table et sous la table.

La bonne nouvelle donc, c’est la femme qui l’apporte, nous ne savons pas son nom, nous savons que c’est une mère qui a besoin de la guérison de sa fille. À partir de là, d’une mère dans le besoin, surgit une logique différente qui va peut-être avoir pour effet de changer Jésus. Dans la logique du règne, pour cette femme, il n’y a pas des premiers et des derniers, il n’y a pas des enfants qui mangent à table et d’autres qui attendent. Nous pouvons manger en même temps. L’astuce consiste à prendre la bouchée de pain qui lui revient, la miette qui tombe, à prendre les paroles mêmes de Jésus, à s’en saisir à pleines dents, et à faire de ces paroles un droit pour elle et pour sa fille... Elle demande, mais d’une manière telle qu’elle n’attend pas de Jésus... Son temps (le temps du Règne pour cette femme), c’est maintenant, c’est le besoin qui le détermine. La rencontre ne porte pas sur des discussions doctrinales... Jésus, comme le présente Marc, voudrait théoriser le débat, mais la femme le rappelle à la dure réalité de celles qui sont dans le besoin, elle assume une partie de sa logique, mais elle la renverse et met la vie avant la doctrine ou les principes religieux. Et la parole de la femme devient le principe de la guérison et du salut pour sa fille.

L’Évangile a été domestiqué, dogmatisé, institutionnalisé et il a perdu de sa force prophétique. La proposition de s’inspirer d’autres ecclésiologies nous conduit à trouver dans le texte, une rupture avec les temps et les espaces officiels, bien plus que d’insister pour obtenir une place à table. Est-il possible de changer les règles de la table? Je ne pense pas. Mais pouvons-nous penser à un partage en dehors de cette table? Comment pouvons-nous construire ou renforcer les collaborations et repenser une manière d’être communauté et de construire une église “sous la table”? Semer dans une terre de liberté, cela signifie retrouver le pouvoir politique et libérateur de ce lieu “sous la table”, un lieu marginalisé, et à partir de là créer des liens de solidarité. C’est une invitation à changer de lieu... à abandonner l’ordre de l’orthodoxie pour penser selon l’ordre ou le dés-ordre de la vie quotidienne. Abandonner les concepts élaborés au sein de l'institution pour penser à partir des marges, des limites, des frontières... là où tout se mélange, l’altérité, la vie réelle et concrète. Penser à partir du “vécu” permet de trouver une autre ecclésialité comme lieu de vie dans la dignité, avec nos familles, nos collègues, nos compagnes et nos compagnons. Voilà ce que je trouve quand je lis vos expériences de communauté et quand je lis l’évangile de Jésus.

Continuons notre réflexion à partir de ce lieu - le lieu où sont vécues des expériences de Dieu si diverses, créatives, libératrices... À partir de là, du lieu de la vie, de la vie qui veut le salut, la plénitude, le plaisir et le bonheur... C’est à partir de là que nous voulons lire, comprendre et réinterpréter le sens de la foi en Jésus. Pour cela, en traversant à notre tour les marges de l’évangile, nous nous retrouvons non seulement avec Jésus, mais avec des femmes et des hommes, et pour cette réflexion en particulier avec des femmes : à partir de leurs besoins et de leurs désirs, elle ont vu et elles ont pris possession de l’expérience du Règne. 

2.  Une foi qui prend les devants et qui transgresse (Mc 5,21-43)

Nous rencontrons une autre femme dans l’évangile de Marc. Dans ce texte, Jésus se retrouve au milieu d’une grande foule. Toute la première partie de l’évangile de Marc souligne la présence de la foule qui accompagne Jésus Cette foule vient de différents endroits de Galilée et d’ailleurs, il y avait des gens de Judée, de Jérusalem, d’Idumée, d’au-delà du Jourdain et du pays de Tyr et Sidon (Mc 3.8; 7,24).

Au milieu de la foule, agitée, perdue parmi les gens qui se pressaient autour de Jésus, se trouve la femme qui souffre d’hémorragies. Douze ans qu’elle souffre. À cause de sa maladie, elle a vécu une situation d’impureté  qui impliquait l’isolement de la vie sociale et communautaire, elle était isolée par rapport à la famille et à la société. Sa vie sexuelle en a été affectée au cours de ces 12 ans. Le texte insiste en détails sur la souffrance de la femme. Elle avait dépensé tout ce qu’elle avait, “tout” insiste le texte, chez les médecins, mais sans aucune amélioration (v. 26). Ces précisions situent la femme dans une extrême pauvreté. En outre, son corps faisait cette même expérience de faiblesse pour avoir passé tant d'années avec des hémorragies.

Pour cette femme, il suffirait de toucher Jésus pour être guérie. “Si j’arrive à toucher au moins ses vêtements, je serai guérie” (v.28). Et donc elle se faufile derrière la foule et le touche, et elle sent dans son corps qu’elle est guérie.

La présence et l’attitude de cette femme hémorragique défie deux principes fondamentaux du modèle culturel du monde méditerranéen du premier siècle : le système du pur et de l’impur qu’on vient de mentionner; l’autre est celui du patronage, de la relation patron-client. Le client - dans un cas de guérison c’est le malade - expose publiquement son besoin au patron - la personne qui a le pouvoir de guérison - et attend son action de guérison. La réponse du guérisseur doit aussi être publique afin que lorsque le client-malade est guéri, il soit présenté à la communauté par le guérisseur et qu’il puisse donc être réintégré.

Dans ce cas-ci, la femme malade prend les devants et touche subrepticement le guérisseur et obtient de lui ce dont elle a besoin. En plus d’une rupture avec les coutumes, son attitude enfreint la loi. Pour cette femme, vivre la foi implique une rupture avec la loi religieuse qui lui interdit de vivre avec les autres, de s’en approcher, de les toucher, de les contaminer.

Qu’avons-nous trouvé chez cette femme? Quel éclairage apporte-t-elle à notre réflexion? La foi vécue par des marginaux implique de rompre avec les préjugés et les peurs, de dépasser l’ordre établi, l’attendu, le permis. La foi, selon l’expérience décrite dans ce texte, ne consiste pas à rester passif face à Dieu et face à la vie. C’est un príncipe d’action, une force et un sens, une direction pour l’action. La femme a pris les devants et a volé sa guérison. Les lois de pureté et d’impureté s’entremêlent et se sont rompues entre son corps et le corps de Jésus. Son énergie l’a touché, sa force est entrée en contact avec son corps. À la fin de cette relation d’audace et de solidarité (ou d’amour), c’est lui qui est impur et elle qui est guérie, guérie par sa foi, comme Jésus l’affirme lui-même.

Nous avons l’habitude de lire les évangiles d’une manière tout à fait linéaire : Jésus le fils de Dieu qui apporte la bonne nouvelle du Règne à son peuple et à nous qui sommes les héritiers de ce message. L'exercice que nous faisons ici permet de percevoir ce que signifiait la nouveauté du Règne pour les groupes d’exclus, de nous approprier ce message, de l’arracher en quelque sorte, d’anticiper le temps du Règne. Dans les paroles de Jésus, le Royaume est proche... nous comprenons cette proximité comme sa présence elle-même... mais nous pouvons aller un peu plus loin et le comprendre comme quelque chose qui est à la portée de nos mains, que nous pouvons construire, déjà maintenant. C’est pour cela que “le printemps ecclésial est déjà là”... il y a des jeunes pousses, il y a des signes... mais il faut continuer à briser les structures qui empêchent leur manifestation. Nous avons trouvé dans ce texte et dans d’autres de l’évangile de Marc cette dimension de la foi, qui anticipe, qui transgresse, qui fait tomber les barrières et fait que le Règne devient une réalité dans l’ici et l’aujourd’hui de la vie.

 

3.     Une communauté vivante, un évangile à l’odeur de terre mouillée (Jean 20,1 à 18)

Finissons notre réflexion. Mais avant de commenter ce dernier texte, je voudrais partager une expérience de mes premières années de théologie.

Quand j’ai commencé mes études, ma motivation était et est toujours de “penser Dieu en tant que femme noire”. Puis, avec mes premiers cours de théologie, j’ai vite senti à quel point les chemins de la réflexion étaient étroits et combien il était difficile de marcher sur ces chemins et ces passages qui n’ont pas été pensés pour notre corps, nos corps de femmes, et moins encore de femmes noires.

Cela a révélé en moi le besoin et le désir de relire les évangiles à partir de ces failles, de ces espaces non domestiqués, non colonisés; et même plus, de récupérer les expériences qui ouvrent la voie à du neuf et renforcent les alternatives que nous traversons.

Il y a des années que je pense que nous avons besoin d’une théologie qui sente la terre mouillée, “qui connaisse” la fraîcheur d’une laitue ou celle du bain qu’on vient de prendre. En pensant la théologie de cette manière, je me souviens d’un texte biblique, qui a été une source de grande inspiration et qui aujourd’hui continue à nous combler de joie et d’espérance. Je conclus donc par une brève réflexion sur ce texte qui raconte la rencontre de Marie Madeleine avec le Christ ressuscité (Jean 20,1-18). Je vais reprendre quelques symboles bien présents dans le texte. Comme pour les textes précédents, voici de quoi inspirer une ecclésiologie marquée par l’amour, l’engagement, la liberté.

Le récit[2] (Jn 20,1-23) est sans doute une combinaison de divers matériaux en lien avec la résurrection de Jésus. Il y a au moins trois histoires différentes, deux récits de visite au tombeau et une christophanie à Marie Madeleine. Dans la première partie du texte (20,1-10) nous voyons la visite de Marie Madeleine au tombeau le premier jour après le sabbat, “à l’aube”, “alors qu’il faisait encore sombre”. Le texte continue avec la course de Pierre et du disciple bien-aimé au tombeau... linceul, linges pliés... des preuves suffisantes que le Seigneur avait disparu. “Ils ont vu, ils ont cru” et ils sont rentrés chez eux (v. 10), “ils sont retournés à leurs affaires” pourrait-on dire dans une traduction plus littérale. L’expérience des disciples se termine avec la vue des linges et du linceul dans le tombeau où avait reposé Jésus.

Marie Madeleine se trouve près du tombeau, à l’extérieur, et elle est en pleurs (v. 11). Que fait cette femme à cet endroit? N’était-il pas assez évident que l’homme qu’elle cherchait n’existait plus? Marie, allons... Marie, qu’espères-tu? Folle Marie. Têtue Marie. Tout a été dit. Tu ne comprends pas? Qu’est-ce que tu espères? Tout en pleurant, elle se baisse pour regarder dans le tombeau. Le texte utilise 16 verbes pour indiquer l’action directe de Marie Madeleine. Plusieurs de ces actions sont simultanées. En pleurant, elle se penche et regarde (v.12), ou ensuite “tout en parlant elle se retourne” (v.14), se retourne et parle (v.16). Marie pleure et attend. Une attente active. Une attente et une action pleines de larmes et d’amour.

On vivait une atmosphère de menace et de danger pour tous ceux et celles qui étaient identifiés en lien avec le Nazaréen crucifié, si près encore des jours de l’emprisonnement, de la crucifixion et de la mort de Jésus. Mais cette femme ne se soucie pas de ce qui pourrait arriver. En regardant dans le tombeau, Marie Madeleine ne voit pas ce qu’ont vu les disciples. Jean (l’évangéliste) utilise même des verbes différents pour décrire la vision des disciples et la vision de Marie Madeleine. Elle voit deux anges vêtus de blanc. Elle voit et elle écoute les anges, elle parle avec eux. Elle n’a pas peur... À aucun moment le texte ne parle de peur, comme dans les récits synoptiques. Ici, les anges et les humains, le ciel, la terre, la nature... tout se transforme en un beau jardin, où la nature et les anges seront les seuls témoins d’une rencontre d’amour très spéciale. 

Une femme insistante. Celles qui passent par le chemin de la douleur profonde d’une absence, celles qui restent résolument, celles qui n’acceptent pas les évidences, qui continuent obstinément, elles reçoivent la révélation du Ressuscité et jouissent de sa présence. Il est là, si près d’elle. “Jésus lui dit : Marie”. Entendre son nom a suffi pour ramener dans sa mémoire et dans son cœur les sentiments, les rencontres passées, les gestes, la reconnaissance et l’amour. Il était là depuis le début. Présence-absence, présence cachée, maintenant révélée. Qu’est-ce donc que ce Jésus dont on ne peut pas percevoir immédiatement la manifestation?  Le Ressuscité est maintenant bien “caché” dans le corps du jardinier (Jn 20,15), du pèlerin (Lc 24,15), de l’ami qui prépare le petit déjeuner pour ses compagnons (Jn 21,9-14). “Marie”, dit Jésus... “Maître”, répond-elle... Un maître avec un corps ressuscité : pour le reconnaître il faut des oreilles de disciple. Dans cette rencontre il y a deux questions : “Pourquoi pleures-tu?” (20,13) et “Qui cherches-tu?” (20.15). La deuxième question est semblable à celle posée aux premiers disciples “Que cherchez-vous?” (Jn 1,38). Et la réponse de Marie Madeleine, “mon cher Rabbi”, montre l’immense amour de la disciple qui aime sans mesure.

Le texte est riche en mouvement, en action, et aussi dans l’utilisation des sens. Debout, les yeux larmoyants et ouverts, la bouche qui demande, cherche, questionne, interpelle, les oreilles attentives, le cœur chaud et maintenant les mains et les bras, des accolades interminables... l’expérience du Ressuscité passe par le corps tout entier.

C’est le temps des adieux... Il ne pouvait pas s’en aller sans la voir. Il était déjà sur le chemin du Père, mais auparavant il fallait venir sécher les larmes de celle qui pleurait... qui pleurait parce qu’elle aimait, et de toutes celles qui pleurent... Celles qui pleurent sur le corps de leurs proches disparus, dont les pleurs dénoncent les pouvoirs de mort et qui veulent rester debout, devant les tombeaux. Une présence de dénonciation, une présence qui annonce qu’il faut quelque chose de plus qu’attendre.

Mais il s’en va aussi pour l’envoyer fonder la communauté, pour former la famille de ses disciples. Être disciple ne consiste plus à aller, voir et suivre Jésus (Jn 1,38-39), mais à “rester debout”, fermement, aller fonder la famille, ou une communauté de frères et de sœurs qui assument courageusement la mission du Maître.[3] “Je vais vers mon Père qui est votre Père, vers mon Dieu qui est votre Dieu (20,17).” Des communautés qui croient en la vie et se battent pour elle. C’est cela la communauté des sœurs et des frères de Jésus.

Marie-Madeleine est allée leur porter la nouvelle.  Le texte ne parle pas de joie, comme c’est le cas chez Matthieu (Mt 28,8). Mais ce n’est pas nécessaire. Nous pouvons imaginer l’éclat des yeux de cette femme et son empressement à leur dire ce qui est arrivé. Le mandat a été rempli. Le test, c’est la vie de l’église, des communautés chrétiennes. Nous sommes les filles de l’attente hors du tombeau, de l’amour et de la vie nouvelle dans le Christ. C’est la raison de notre espérance. La communauté chrétienne est née d’une annonce passionnée, l’annonce du Ressuscité. Elle est née des pleurs, mais aussi de la joie de la rencontre de celles qui attendent, obstinément. Vous, moi, les fils et les filles de l’obstination, de l’espérance. Une communauté qui naît du sourire, qui ne se lasse pas de chercher, qui est capable jusqu’à la folie de croire à l’impossible. Voilà pourquoi nous sommes là, chrétiennes et chrétiens à continuer à aller de l’avant même quand tout le monde dit qu’il n’y a pas de chemin. Nous sommes en mesure de trouver des signes de vie, de continuer à chercher, à construire sur les décombres laissés par les adeptes du droit et de la doctrine. Nous nous joignons à tous ceux et celles qui croient, qui attendent debout, prêts à transformer les rêves en réalités.

En guise de conclusion

Dans le monde d’aujourd’hui, en Europe, en Amérique latine, nous vivons des moments de pleurs, de douleur, d’injustice... les personnes déplacées, les migrants, les paysans sans terre, les sans-abri, la violence et les guerres - guerres programmées, conflits éternels - Israël et la Palestine, des situations qui mettent au défi en permanence notre être chrétien. 

Nous faisons partie de la communauté de Jésus, formée à partir de l’annonce passionnée de Marie Madeleine.  Communauté qui témoigne de l’amour, qui se construit à partir de petits signes de vie dans la liberté et la résurrection. Nous pleurons et nous regardons, nous parlons et nous nous retournons pour voir, il faut que nous soyons attentifs et vigilants pour ne pas laisser passer sans la voir la présence de Celui qui vient sécher nos larmes et nous rassembler en communauté, en famille de frères et sœurs. Ces familles qui sont aussi variées que sont les diverses formes de l’expérience et de l’expression de l’amour. Nous sommes la famille de Jésus et nous formons la communauté d’amis qui donne une continuité à son projet. La communauté qui inscrit dans la réalité le ciel nouveau et la terre nouvelle; la communauté réconciliée, des femmes et des hommes avec des corps ressuscités, qui font leur travail en espérant transformer les rêves en réalités. C’est la communauté engagée, qui garde la fraîcheur de l’Esprit, l’Esprit de Jésus, c’est pour cela qu’elle est toujours vivante, qu’elle casse les structures. De cette nouvelle ecclésiologie découlant des marginalités, naissent des communautés créatives qui réinterprètent l’évangile. Des communautés transgressantes qui ne se préoccupent pas de retrouver une place à l’ancienne table, mais de créer la fraternité avec les pauvres et les exclus. Des communautés diverses, qui au milieu des défis, des difficultés et des contradictions, vivent ici et maintenant, pour semer les graines du Règne dans une terre de liberté.



Silvia Regina DE LIMA SILVA

Notes :

(traduction : P. Collet)

[1]  Silvia Regina a développé ici les idées fondatrices de ce mouvement qui rencontre un intérêt certain dans toute l’Amérique latine depuis 2014 avec le slogan : Nous demandons ce qui est juste, nous rêvons l’impossible.

On en trouvera la présentation en espagnol sur http://sicsal.net/articulos2/node/388

[2]  Les récits de résurrection sont un genre littéraire. Ce qui nous intéresse est de récupérer les aspects symboliques présents dans le texte.

[3] Jorge Pixley, La resurrección de Jesús (San José, DEI, 1999), p. 108





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