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Transmettre des valeurs : Chimère ou idéal ? Comment ?

Joseph Pirson
Publié dans Bulletin PAVÉS n°51 (6/2017)


J’avais lu avec beaucoup d’intérêt le dernier ouvrage d’Abdennour Bidar, « Quelles valeurs partager et transmettre aujourd’hui ? » et j’ai proposé de le présenter dans cette livraison de la revue en le liant à d’autres articles[1]. L’auteur pose clairement la question de la possibilité de se rassembler au nom d’un « bien commun » et d’un humanisme universel qui transcende les oppositions entre convictions. Il rejoint en cela les enjeux que j’ai déjà évoqués dans la revue, à partir des écrits d’Alain Touraine, de Dardot et Laval et d’autres auteurs.

1. Mais qu’est-ce qu’une valeur morale ?

Avant de présenter avec plus de précision l’ouvrage cité, il me paraît utile de proposer une rapide introduction à la démarche éthique que nous sommes invités à mener dans une société plurielle où les divers repères risquent d’être des repaires si nous n’y prenons garde, en nous enfermant dans une tradition toute respectable qu’elle nous paraisse.

Il y a quarante ans déjà, le pasteur protestant Georges Casalis nous livrait un ouvrage incisif de théologie inductive dans la ligne des théologies de la libération : « Les idées justes ne tombent pas du ciel ». Il rappelait avec précision qu’il n’y a pas de valeurs comparables à des idées platoniciennes qui s’imposeraient à nous d’en haut. Les « valeurs » s’enracinent dans des convictions partagées au nom d’enjeux reconnus et de questions communes : « Qu’est-ce qu’une vie bonne et juste ? ». Qu’est-ce qui peut dynamiser des groupes de femmes et d’hommes pour construire un vivre ensemble plus juste et plus égalitaire ?

Si nous cherchons à énoncer ce qu’est une valeur, il est intéressant de rappeler l’étymologie d’un terme que nous employons si souvent dans la vie quotidienne : « ce qui a du poids » pour moi, pour d’autres… A propos des valeurs et de leur empreinte, se nouent des jeux d’influences qui vont de l’éducation première aux  relations plurielles qui construisent l’identité personnelle et les convictions que nous affichons. Nous pouvons afficher des attitudes contrastées, voire contradictoires : défendre la liberté individuelle mais estimer que certains la méritent plus que d’autres ; défendre l’égalité, mais estimer qu’elle vaut pour tel groupe et n’inclut pas nécessairement les autres. Rappelons-nous la controverse de Valladolid durant laquelle Las Casas affronte Sepulveda : le premier affirme l’inhumanité du traitement infligé aux Indiens ;  le second estime que ceux-ci ne peuvent être considérés comme pleinement humains. Après une longue argumentation et une mise en évidence des sentiments et attitudes pleinement humains des Indiens que le légat du pape a fait venir, intervient la décision finale : non, les conquérants européens n’ont pas le droit de traiter les indigènes amérindiens de n’importe quelle manière.

L’éthique désigne donc la capacité humaine de construire du sens dans les activités, que celles-ci concernent les relations courtes ou les relations longues, pour reprendre la distinction énoncée par Paul Ricoeur : nos pratiques de vie concernent le voisinage ou la dimension plus globale dite politique ;  il n’y a en tout cas pas d’engagement mineur. En tant que discipline réflexive, l’éthique philosophique désigne la démarche de questionnement, de déconstruction de ce qui paraît aller de soi, et de construction de ce qui pourrait permettre de vivre avec d’autres, dans un dispositif de coopération conflictuelle : je ne suis pas d’accord avec toi sur un certain nombre de sujets, mais je partage un souci de vivre ensemble, à condition que celui-ci repose sur la reconnaissance de l’autre et non le déni ou la volonté d’écraser. Jacques Vallery a bien décrit cette démarche quand il parlait de la construction d’une éthique « autonome et universaliste »  à travers la Règle d’Or: « Aime ton prochain comme toi-même » ou, dans la formulation de Kant, « Aie à cœur de considérer l’autre comme une fin et non comme un moyen »[2].

Pour construire cette éthique de la réciprocité, Abdennour Bidar parle de l’appartenance commune au genre humain qui fonde notre identité profonde. Toutefois cette découverte procède d’une démarche de reconnaissance à la fois sensible (savoir-être) et intellectuelle (savoir-penser)[3].

2. Culture de la sensibilité et culture du jugement

L’auteur présente et interroge tout d’abord les façons d’être qui concernent les sentiments que nous éprouvons positivement par rapport à d’autres : la fraternité, l’amitié, la compassion. Il examine ensuite la manière dont nous tentions d’humaniser nos relations : agir avec bonté, prendre soin de l’autre (le « care »), faire preuve de générosité, exprimer sa gratitude, pardonner, être tolérant. Dans le cas du pardon, Bidar rappelle que ce n’est pas automatique, mais que « la finalité du pardon est de ‘briser la dette’ que le coupable a contractée à l’égard de sa victime »[4]. La tolérance ne consiste pas à tout accepter : elle exprime l’acceptation de l’autre dans sa différence fondamentale. La limite interne de la tolérance selon Bidar est la question de la violence : celle de la répression de la liberté fondamentale d’expression ; mais aussi celle d’une société où ne serait jamais posée la question de ce qui blesse l’autre et l’empêche de vivre avec sérénité dans un environnement donné[5].

En ce qui concerne la culture du jugement, A. Bidar examine notre capacité de penser, d’appréhender la réalité sociale avec clairvoyance : exercer son esprit critique, se montrer lucide et faire preuve d’humilité. Il parle également de l’attitude optimiste nécessaire face au monde : il ne s’agit pas en la matière d’adopter une insouciance ou une bonne humeur béate ; Selon lui ni l’islam ni le stoïcisme ne sont des « enseignements de la résignation » mais des invitations « à voir grand et à prendre le large par rapport à soi », sans s’enfermer dans la morosité ou le refus du réel[6].

Bidar présente ensuite l’importance de l’émerveillement et de la méditation face à la beauté. Dans la distinction énoncée par Kant et qui n’est pas formulée  par Bidar, nous sortons ici du registre éthique pour entrer dans le registre affectif symbolique : il n’est pas équivalent de décider de s’engager en solidarité avec d’autres et d’admirer un paysage ou de passer un certain temps en prière et méditation. Or selon lui, nous avons souvent perdu aujourd’hui ce sens du beau, ce « désir originel de beauté » dont parlent des auteurs comme François Cheng en évoquant les peintres et calligraphes chinois : «  la beauté physique, sensible, n’est plus du tout reliée à quoi que ce soit de supérieur ou de transcendant »[7].

3. Culture du droit. Culture de l’engagement

Bidar aborde plusieurs éléments relatifs à ce qu’il nomme « la culture de la règle et du droit ». Cette dimension concerne le savoir-vivre, l’exercice de la citoyenneté. Celle-ci se définit par trois valeurs qu’il nomme « civilité, civisme, solidarité »[8]. La civilité concerne la manière générale de se comporter vis-à-vis d’autrui avec courtoisie, tact et discrétion.  Le civisme concerne la capacité de faire prévaloir l’intérêt général, le sens du Commun par rapport aux intérêts particuliers. Enfin la solidarité concerne la capacité de ne pas vivre les uns à côté des autres, en juxtaposition sans véritable relation[9]. La citoyenneté ne concerne pas que l’horizon direct, immédiat ; elle vise également l’attitude responsable pour que la planète demeure vivable. Elle nécessite le développement large de pratiques de débats et du travail en équipes pour empoigner des questions vastes avec des enjeux directs (l’amélioration du cadre de vie, le soutien scolaire, l’organisation d’une fête scolaire ou locale, le lien avec des associations…).

Bidar aborde également les vertus de l’engagement. Celles-ci comportent le discernement : « agir avec prudence », « cultiver sa lucidité ».Les Grecs de l’Antiquité évoquaient la phronesis, c’est-à-dire l’attitude de l’homme qui s’efforce d’agir avec justesse et justice, de trouver le ton adapté aux situations en faisant preuve de vivacité d’esprit, et non de peur ou de timidité face aux exigences de la vie quotidienne. Vivre exige également de la force : faire preuve de courage, de persévérance, prendre des risques. Cette prise de risques concerne aujourd’hui des questions graves qui vont de la bioéthique au développement durable : qu’est-ce qui garantit un mieux être pour l’ensemble de l’humanité, un progrès de sens, de puissance créatrice au service de tous les humains et non d’une minorité privilégiée, au service de l’humain inséré et non coupé de son environnement naturel ?  Afficher le principe de précaution ne signifie pas ne rien tenter avant d’être sûr de la nocivité de tel ou tel programme industriel ou de telle substance. Il fait référence au philosophe allemand Hans Jonas : « Agis de telle sorte que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre […] Ne compromets pas les conditions indéfinies de l’humanité sur terre »[10].

L’ouvrage se clôt par deux chapitres dans lesquels l’auteur interroge l’inventivité et la capacité créatrice comme constitutives de l’identité humaine. Pour grandir en humanité, il ne suffit pas selon lui de s’affirmer : il faut chercher, par soi-même et avec d’autres, ce que chacun a de plus personnel. Cette  démarche invite les enseignants, à différents niveaux, de « distribuer la parole et de mettre ses élèves en débat »[11].

L’intérêt de l’ouvrage est notamment de permettre une lecture personnelle et collective de différents chapitres pour initier ou poursuivre un débat. L’ouvrage est largement documenté de ressources convictionnelles diverses, allant du bouddhisme à la pensée soufie en passant par les évangiles et la sagesse juive. Il est également largement inspiré par les références à la  sagesse grecque et à la philosophie contemporaine. Bidar met en lumière le fait que cet écrit a été une forme de réponse au développement du cours d’EMC (Éducation Morale et Civique) en France depuis 2015. Il pourrait également largement alimenter la réflexion et les projets sur le Cours de Philosophie et Citoyenneté chez nous, dans la mesure où l’auteur n’adopte pas simplement une posture théorique mais invite à mettre en œuvre les démarches actives qui peuvent permettre à des enfants, à des adolescents, mais également à des groupes d’enseignement ou d’éducation permanente pour adultes de développer des postures sensibles (être à l’écoute de ses émotions et réactions premières), réflexives ( prendre du recul, interroger notre capacité de juger) et engagées (expérimenter des initiatives de coopération, d’aide, de solidarité, de créativité).

Cette méthode est largement développée par des Centres comme le CEFOC. Elle est également vécue dans des mouvements d’éducation populaire et dans des ateliers de l’ISCO. L’ouvrage de Bidar invite à s’inscrire dans une humanité réellement plurielle et non constituée d’individus juxtaposés, en prenant le temps nécessaire, celui de l’expérience, de la connaissance réciproque et du questionnement qui nourrissent l’existence partagée.


Joseph Pirson

Notes :

[1]  A. Bidar, Quelles valeurs partager et transmettre aujourd’hui ? Paris, Albin Michel, 2016.

[2]  Cette Règle commune à différentes religions et sagesses a été présentée par A. Bidar, dans son Histoire de l’humanisme en Occident ? Armand Colin, 2014, p. 95-97. Elle a fait l’objet d’un ouvrage d’Olivier du Roy,La Règle d’Or, Cerf, 2009. Cet ouvrage reprend une thèse de Doctorat d’État en philosophie à Paris

[3]  Idem, p. 18-19.

[4]  Idem, p. 87.

[5]  C’est à ce propos que l’auteur reprend l’exemple des caricatures de Charlie Hebdo : aucune violence ne peut être tolérée par rapport à la liberté d’expression. La formulation négative de la Règle d’Or (« ne fais pas à l’autre ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse ») pose toutefois la question de la réciprocité  et de la capacité d’expression des divergences. Les Nouvelles Feuilles Familiales ont publié en juin 2015 un intéressant numéro sur l’humour, la question de la tolérance et de la mise à distance : Humour et relations, NFF, n°112.

[6]  Idem, p. 131. Ce point amènerait discussion par rapport à sa proposition de « discerner dans tout événement l’expression d’une volonté universelle ».

[7]  Idem, p. 139. La référence à une transcendance ne signifie pas  de manière directe la relation au divin ou à un être extérieur. Elle renvoie selon lui à un sens qui dépasse la valeur ornementale d’objets, d’arbres ou de la forme physique admirée chez une autre personne. Au plan éthique Levinas parlait de « l’épiphanie du visage » et du caractère non symétrique du visage d’autrui qui m’interpelle au-delà de sa pure forme. Cette dimension ici encore mériterait plus ample discussion.

[8]  Idem, p. 163.

[9]  Rappelons ici qu’un ouvrage précédent du même auteur en 2015 s’intitulait Plaidoyer pour la fraternité. Il y invitait à revisiter en profondeur le troisième élément de la devise française de « Liberté, Égalité, Fraternité ».

[10]  Hans Jonas, Le principe responsabilité, Cerf, 1990, p. 30-31. Hans Jonas est né en 1903 et est mort en 1993.

[11]  A. Bidar, p. 264.




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