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Les tisserands du Dieu unique

Laure-Elisabeth Lorent
Publié dans Bulletin PAVÉS n°51 (6/2017)

 Marqués par les terribles images d’attentats qui se sont succédé ces dernières années, la plupart de nos contemporains éprouvent une peur instinctive et une certaine hostilité si un homme à la peau foncée s’approche d’eux. Cela peut se comprendre et pourtant, quant à moi, si je frôle un de ces immigrés dans le métro, je me souviens d’abord des sourires des villageois du Maghreb, il y a 20 ou 30 ans, des mains qui poussaient notre vieille voiture souvent en panne et, de toutes les fois où, au Maroc ou en Turquie, on nous a offert un café dans les petites gargotes où nous mangions, mon mari et moi.

Ce monde-là - celui d’un islam populaire, où l’accueil était bienveillant par tradition - existe encore dans les villages marocains ou tunisiens mais, dans les villes européennes ou autres, la misère, la peur, la partialité et parfois la haine règnent, et la police et l’armée patrouillent.[1]

Comment est-on arrivé à de telles tensions, alors que, « dans les années 1980-1990, les travailleurs immigrés et leurs enfants voulaient s’intégrer » comme l’affirme Gilles Kepel[2], un des plus compétents parmi les spécialistes de l’Islam politique ? En 2015, Emmanuel Macron reconnaissait encore : « Nous avons progressivement abîmé cet élitisme ouvert, qui permettait à chacun et à chacune de progresser »…

Et les attentats se sont multipliés. Kepel a calculé qu’entre janvier 2015 et juillet 2016 (mort du Père Harmel), 239 habitants de la France ont été massacrés, y compris un certain nombre de musulmans. Remarquons cependant qu’en 2016, dans ce même pays, 3469 personnes ont été tuées sur les routes et qu’on ne s’en émeut guère.

Bon an, mal an, la volonté d’ouverture demeure entre Musulmans et Chrétiens et les actions positives sont plus nombreuses, plus concrètes et plus persévérantes que d’aucuns seraient tentés de le croire.

Faut-il rappeler tout d’abord qu’à Tibhirine, dans le bled algérien des années soixante-dix, la plupart des Cisterciens avaient décidé de rester sur place avec le Père Luc qui soignait toute la population des alentours ? Le prieur, Christian de Chergé, avait entraîné sa communauté à vivre une totale solidarité avec les villageois : non seulement les moines priaient pour les musulmans du village mais ils priaient avec eux. Certains de ces musulmans étaient des soufis qui avaient expressément demandé une prière commune pour la paix : « L’arabe et le français se mélangent, (…) se fondent et se confondent : « Seigneur unique et tout-puissant, Seigneur de tendresse et de miséricorde… Apprends-nous à prier ensemble » [3]

Aussi remarquable est la profonde amitié et la collaboration entre le Père Christian Delorme et Rachid Benzine. En 1983, Chr. Delorme avait initié la « Marche pour l’égalité et contre le racisme » et était connu comme « le curé des Minguettes » dans la banlieue de Lyon. Il s’était engagé à fond  au  service des jeunes issus de l’immigration d’autant qu’avec les années, ceux-ci se sentaient de plus en plus méprisés et s’engageaient dans un Islam ostentatoire comme compensation à la misère et à l’exclusion. Ch. Delorme est considéré aujourd’hui comme l’un des principaux artisans du dialogue islamo-chrétien en France.

Quant à Rachid Benzine, beaucoup plus jeune, issu d’une famille musulmane très pieuse, il s’était aussi investi, dès ses quinze ans (!), dans l’action associative, encadrant les adolescents de son quartier, leur trouvant un local  pour jouer de la musique etc… Quand il a rencontré Chr. Delorme, il a découvert la personne du Christ et ils ont écrit un livre à deux voix « Nous avons tant de choses à nous dire »[4]. Chacun demeure dans sa foi mais découvre la foi de l’autre. Ainsi le père Delorme enseigne-t-il aux Chrétiens qu’ils peuvent proclamer que Muhammad est un grand prophète qui a donné une religion monothéiste aux païens de l’Arabie du VIIe siècle.

Souvent invité à Bruxelles, R. Benzine s’y est lié d’amitié avec Ismaël Saidi, l’auteur de la pièce satirique « Jihad », applaudie par des milliers d’écoliers et d’étudiants bruxellois et par de nombreux professeurs et éducateurs.

En Belgique Philippe De Briey est sans doute un des plus actifs dans le dialogue islamo-chrétien. S’étant impliqué dans l’aide aux immigrés récents, il a appris leur langue en même temps que l’islamologie. Non seulement il publie régulièrement sur son site « Reli-infos » de très nombreuses nouvelles en rapport avec l’Islam et les pays musulmans mais il organise des rencontres, par exemple entre professeurs de religion musulmans et chrétiens.

Le 25 mars dernier, dans la Grande Aula de Louvain-la-Neuve, une cérémonie, suivie d’échanges, a été organisée par le Curé de St François et par l’asbl Efesia de Bruxelles à l’occasion de la fête de l’Annonciation. Les Musulmans ont une grande vénération pour « Marie, mère de Jésus », qui est citée à 34 reprises dans le Coran.

Dans la même cité, en avril, le Cismoc[5] avait organisé une conférence-débat avec le Père Delhez (S.J.) et Farid El Asri, docteur en histoire orientale, anthropologie etc, sur le thème « Les religions favorisent-elles le Vivre ensemble ? ». Les deux hommes ont été d’accord pour dire que la violence n’est pas tant dans les textes que dans le cœur de l’homme. Celui-ci instrumentalise tout ce qui l’environne pour conquérir le pouvoir et la richesse. Les Églises catholique et protestante ne sont pas exemptes de culpabilité dans ce domaine…  

Qu’en est-il aujourd’hui des rapports entre le Vatican et l’Université Al-Azhar au Caire ? Après dix ans de relations tendues en raison des propos du Pape Benoît XVI sur l’Islam, l’atmosphère s’est apaisée entre Rome et Al-Azhar. Le Cheikh Ahmed al Tayeb, qui avait étudié la pensée islamique à la Sorbonne, a toujours souhaité reprendre le dialogue avec le Christianisme. Après avoir été recteur d’Al-Azhar de 2003 à 2010, il est devenu l’Imam de la Grande Mosquée et a pris l’initiative d’aller rencontrer le pape François à Rome, alors qu’il n’y avait plus eu de visite de ce genre depuis longtemps. Dans Laudato Si (26/08/16), le Pape a insisté sur le fait qu’ « il n’y a pas de guerre entre le Christianisme et l’Islam » et, en avril 2017, il a été rendre sa visite au Cheikh al Tayeb. Il faut pourtant signaler que l’université n’est pas indépendante du gouvernement, ce qui implique des risques de sclérose et de compromissions (cf  Reli-infos cité plus haut).

Depuis longtemps les Dominicains du Caire organisent des rencontres avec les professeurs d’Al-Azhar et avec d’autres personnalités égyptiennes. Emilio Platti s’y est investi avec  passion. Dans les années 60, à Molenbeek, alors qu’il était encore novice, Platti était d’autant plus attentif aux problèmes des immigrés que, d’origine italienne, il savait quelles moqueries et quelles injustices un allochtone peut endurer. Son livre « Islam… étrange ? Au-delà des apparences, au cœur de l’acte d’islam, acte de foi » (Ed. du Cerf 2000) témoigne de sa compétence exégétique et de sa familiarité avec le monde oriental. Quelques jours après les attentats du 11 septembre, il avait prononcé à Rixensart une conférence mémorable sur la notion de Jihad (djihâd). Faut-il préciser que l’auditoire écoutait religieusement la distinction entre « le petit Jihad », la guerre contre des ennemis, et « le grand Jihad », l’effort que l’on fait vers le bien (sens le plus fréquent dans le Coran) ?!

La communauté de Taizé organise également des rencontres et des prières communes entre jeunes chrétiens et musulmans. En mai 2017 Frère Aloïs avait proposé une expérience spirituelle autour du thème « le goût de Dieu ». D’autres partages sont prévus en été.

On pourrait encore citer d’autres témoignages, notamment celui d’Abdel Gawad, professeur de religion musulmane qui insiste sur l’action généralement positive des professeurs de ladite religion et sur la terrible influence des livres salafistes que l’Arabie Saoudite distribue  quasi gratuitement dans les librairies fréquentées par les jeunes des banlieues.[6]

Elles sont donc nombreuses les associations qui tentent de rapprocher musulmans et chrétiens : El-Kalima, à Bruxelles est la plus ancienne car fondée par des Pères Blancs en 1978 dans la foulée de Vatican II. D’autres groupes, e.a. Sagesse au quotidien s’activent auprès des femmes musulmanes.[7]

De tous les témoignages que l’on peut voir ou entendre, le plus émouvant et le plus profond est celui de Mohamed el-Bachiri dont l’épouse a été assas-sinée dans le métro : « Je suis belgo-marocain, musulman et molenbeekois… Je suis considéré par une partie de la population et du monde comme un terroriste potentiel et cela m’affecte beaucoup. Je suis également l’époux de Loubna Lafquiri, l’amour de ma vie, la mère de mes enfants, décédée lors des attentats de Bruxelles le 22 mars 2016 ». Sur Saphirnews, il a prôné « un jihad qui incite à aller vers l’autre, son frère différent, pour lui sourire » et il a crié « son amour pour l’Occident, cette partie du monde qui l’a vu naître et qui lui a tant donné » : le « jihad d’amour ».


Laure-Elisabeth Lorent

Notes :

[1]  Les Tisserands. Les liens qui libèrent : titre du livre de 2016 de l’illustre philosophe A. Bidar, qui appelle à réparer le tissu déchiré du monde. Un essai intelligent qui reste théorique. Il a écrit e. a.Plaidoyer pour la fraternité, Albin Michel 2015.

[2]  Cf. Terreur dans l’Hexagone, Gallimard 2015 et La Fracture,Gallimard 2016.

[3]  P. -Fr. de Béthune,  A la rencontre des religions, Bayard 2015. Il est aujourd’hui établi que c’est l’armée algérienne qui a massacré les moines, sans doute par erreur.

[4]  Nous avons tant de choses à nous dire, Albin Michel 1997. Chr. Delorme a aussi écrit notamment L’Islam que j’aime, l’Islam qui m’inquiète en 2012 et R. Benzine  Les nouveaux penseurs de l’Islam, Albin Michel 2004. Et, entre autres, en 2016, Nour, pourquoi n’ai-je rien vu venir ?, un roman qui évoque l’itinéraire d’une jeune femme partie rejoindre Daesh.

[5] Centre interdisciplinaire d’études de l’Islam dans le monde contemporain (UCL.)

[6]  Les questions que se posent les jeunes sur l’Islam, La Boîte à Pandore, 2016.      

[7]  Musulmans et non-musulmans, rencontres et expériences inédites, dans notre bulletin de septembre 2016.




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