Adieu à Giovanni Franzoni (1928-2017)
Luigi Sandri
Publié dans Bulletin PAVÉS n°52 (9/2017)
Il vient de mourir le 13 juillet, et notre Collectif Européen l’avait rencontré encore en avril dernier à Rome. Dans le panorama si divers des communautés de base, Giovanni Franzoni restera certainement une figure inoubliable pour avoir créé la Communauté de base San Paolo dès les premières années qui suivirent le Concile, alors qu’il était encore abbé de l’abbaye bénédictine du même nom. 45 années de « dissidence » n’ont pourtant pas entamé chez lui le souci de maintenir le dialogue et de ne pas briser l’unité de l’ekklesia, comme il aimait appeler la communauté des chrétiens (P.C.)
* * *
Retracer même brièvement, quelques jours après sa mort, la vie et l'œuvre de Giovanni Franzoni, est une tâche difficile. Nous sommes encore plongés dans l'émotion, dans les souvenirs, dans la veillée que nous avons tenue à côté de son cercueil, dans la salle de réunion de la communauté chrétienne de base (CdB) de Saint-Paul dans la nuit du 14 au 15 juillet, et nous revoyons les images poignantes des funérailles […]. Nous avons dit le dernier adieu à notre Giovanni, devant – et pas à l'intérieur ! – la basilique et le monastère où il avait été abbé de mars 1964 à juillet 1973, quand sous la pression ecclésiastique il avait été "forcé" de quitter cette haute fonction, grâce à laquelle il avait été "père" du Concile au cours des deux dernières sessions de Vatican II et également membre de la Conférence épiscopale italienne (CEI).
En temps voulu, il faudra examiner plus attentivement et plus largement toute son expérience de vie, pour ne pas perdre ce témoignage humain et évangélique que nous considérons comme précieux. […] Mais en attendant, je pense important de rassembler ici quelques souvenirs. […] Voici donc quelques flashes qui pourront éclairer et faire comprendre "qui est" notre inoubliable Giovanni. […]
De « père du Concile » à "La terre appartient à Dieu"
Né en 1928 en Bulgarie, où ses parents se trouvaient pour leurs affaires, Mario grandit ensuite à Florence ; après le lycée, il entre au collège ecclésiastique Capranica à Rome, puis chez les Bénédictins (y prenant le nom religieux de Jean-Baptiste, qu'il utilisera de plus en plus), en étudiant à l'Université pontificale Saint-Anselme. En mars 1964, il est élu abbé par les moines de Saint-Paul-hors-les-Murs, et par conséquent devient membre de la CEI et "père" conciliaire aux deux dernières sessions de Vatican II. Il m'a répété à plusieurs reprises être entré "conservateur" au Concile, mais s’être rapidement "converti", et avoir apporté son soutien aux "progressistes" sur toutes les questions clés (la collégialité épiscopale, l'Église comme Peuple de Dieu dans l'histoire, la participation des baptisés à la vie concrète de la communauté chrétienne, la liberté religieuse, le rejet de l'antisémitisme, l'ouverture œcuménique, le dialogue avec les membres d'autres religions et aussi avec les marxistes, l'engagement inlassable pour les droits de l'homme et la paix dans la justice). Mais il n'a jamais pris la parole au concile.
À la fin du concile, il a pris grand soin d'actualiser ce qu'on y avait enseigné et proposé, dans le petit territoire dont il avait la responsabilité pastorale, et de le faire avec les gens. Le désir de concrétiser la "participation du peuple de Dieu" l'a amené à inviter les paroissiens (Saint-Paul, à cette époque était aussi une paroisse) à se rencontrer avec lui le samedi soir, dans la "salle rouge" – soi-disant à cause du brocart rouge qui ornait les murs – pour réfléchir ensemble sur les lectures bibliques du lendemain. C’est au cours de ces échanges que, sollicitée par les gens – des ouvriers, des ouvrières, des enseignants, des pères et des mères de famille, des théologiens, des universitaires, des employé-e-s – son exégèse des écritures saintes, exposée dans l’homélie de la messe de midi à la basilique, s’est de plus en plus ouverte à la vie d’aujourd’hui, souvent douloureuse, celle de Rome, de l'Italie et du monde déchiré par la guerre.
Car Giovanni faisait confiance à ce qui venait "d'en bas", et il portait instinctivement un regard favorable – mais pas sans discernement – sur les mouvements qui, dans différents pays du monde, essayaient de donner plus de leadership et de dignité aux masses qui avaient été tenues à l'écart pendant des siècles.
[…]
Bien sûr, en rencontrant les gens du quartier populaire de la porte d'Ostie où de nombreux catholiques votaient à gauche, Giovanni ne pouvait que faire face à un problème pastoral aujourd’hui dépassé, mais alors encore très lourd : le "dogme" de l'unité politique des catholiques. En bref, selon la hiérarchie de l'église, des catholiques cohérents devaient voter pour la Démocratie chrétienne ; on tolérait bien ceux qui votaient MSI, "les ultra-catholiques"! ; on regrettait que beaucoup choisissent les partis "laïques" (républicains et libéraux, considérés comme "anticléricaux"); mais il était intolérable qu’ils votent PSI et, pire encore, PCI. Et il y avait beaucoup de socialistes et de communistes parmi les personnes qui fréquentaient la "salle rouge". Giovanni n'a eu aucun mal à avoir de bonnes relations avec tout le monde. Mais de l’autre côté du Tibre, on était irrité qu'on considère légitime pour un catholique de voter à gauche. Pour Franzoni, le respect du pluralisme en politique devait être garanti absolument.
[…]
Sur un autre sujet, le renouveau liturgique voulu par le Concile, il exhortait les participants à intervenir spontanément dans la "prière des fidèles"; ça s'est fait dans le calme, tant que ces prières se contentaient de demander au Seigneur la guérison de la grand-mère malade, ou un emploi pour un enfant au chômage. Mais il y eut aussi d'autres types d'invocation... Et un jour, un certain Ottavio, militant fasciste pour la défense de la civilisation chrétien-ne, a énuméré une série d'initiatives de Giovanni qu'il considérait comme "dangereuses" et il a terminé son J'accuse par ces mots : « Abbé Franzoni, tu es un traître. » Cette attaque n'était pas pour déplaire à une partie de la Curie romaine qui considérait les propos de Franzoni intolérables [...].
Après une de ces "prières" qui faisait allusion à des transactions financières douteuses de la Banque du Vatican, Giovanni fut convoqué à la Curie où on le pria de veiller à "contrôler ces prières spontanées". "Comment pourrais-je vérifier les prières?", répondit-il... C'est là qu'il s'est rendu compte que son temps en tant que chef de l'une des quatre basiliques majeures de Rome était fini et qu'il a accepté d'envisager sa démission.
Nous étions au début du printemps 1973, et Giovanni, aidé par un groupe de personnes de confiance, terminait La terre appartient à Dieu. C’était une lettre pastorale destinée aux fidèles du petit territoire sur lequel il avait autorité, mais elle était diffusée bien au-delà. En vue du Jubilé proclamé par le pape Paul VI pour 1975 sur le thème "Renouveau et réconciliation", il abordait le problème de la terre, comme don de Dieu et comme "bien commun" et, dans ce contexte, il suggérait un idéal de pauvreté pour l'Église; il y dénonçait la spéculation immobilière à Rome, soutenue également par des institutions liées au Vatican.
La lettre eut un écho important dans les milieux ecclésiastiques mais aussi dans l'opinion publique. Elle a également marqué la fin de "l'abbé rouge", comme on l'appelait. [...] Le 11 juillet, il quittait définitivement la basilique, avec un sac et quelques vêtements, suivi d'un groupe imposant de femmes et d'hommes qui, dans la "salle rouge", étaient devenus ses amis. Ainsi est née la communauté chrétienne de base de San Paolo, qui se réunissait dans une grande salle à quelques centaines de mètres de la basilique, et c'est là que le 2 septembre 1973, elle a célébré avec Giovanni, redevenu simple moine, sa première eucharistie.
Le référendum sur le divorce et sa réduction à l'état laïc
Lors du référendum sur la loi du divorce, prévu pour les 12-13 mai 1974 [...], la Conférence épiscopale avait signifié aux catholiques que c'était un engagement moral pour eux de voter pour l'abrogation de cette loi. En avril, Franzoni a publiquement contesté cette directive des évêques : dans une brochure intitulée Mon royaume n'est pas de ce monde, il faisait valoir que les catholiques ont pleinement le droit de voter en conscience pour ce qu'ils jugent le meilleur, et donc aussi de voter "non". Au cours du débat, il faisait remarquer qu'il ne s'agissait pas ici du sacrement de mariage, mais d'une loi d'un État laïque. C'était une critique de trop : dès la fin du mois, les autorités l'ont suspendu a divinis, et il ne pouvait donc plus, légalement, célébrer les sacrements. La sanction du Vatican a suscité beaucoup de controverse [...].
Puis en 1976, après qu'il eut annoncé dans un article qu'il allait voter pour le Parti Communiste aux élections générales suivantes, sans pourtant en prendre la carte de membre, il est réduit à l'état laïque. Juste en même temps que Mgr Lefebvre, ce qui a fait dire à beaucoup que c'était une mesure très 'politique' du pape Montini : un coup à droite, un coup à gauche...
[...]
La réflexion sur les ministères et l'Eucharistie
C'est en août 1976 que commence la deuxième vie de Giovanni, qui durera jusqu'à sa mort, et toujours entremêlée – en tout cas pour son aspect public – avec l'expérience de la communauté de base de San Paolo.
Déjà dans les années 74 -75 , on discutait beaucoup dans la communauté la question des ministères : que dit à ce propos le Nouveau Testament ? Les conclusions auxquelles nous étions parvenus, avec l'aide de commentateurs éminents (comme le bénédictin Jacques Dupont et un autre bibliste Giuseppe Barbaglio), étaient bien connues dans le monde des théologiens, mais pas dans le peuple : Jésus n'a jamais prévu de "prêtres" ( = médiateurs nécessaires entre Dieu et l'homme) pour son ekklesia, mais seulement des ministères de différentes formes (= des services) pour son bien-être, ouverts aux hommes et aux femmes, quel que soit leur état de vie.
Après de longues et chaudes discussions, désirant « nous réapproprier les ministères », nous avons pensé garder à peu près le modèle habituel, mais avec des variantes décisives : pas d'ornements; l'eucharistie dominicale est célébrée par tous et tous ensemble, et donc le canon (préparé par nous) est lu par tous et toutes en chœur; la communauté, peu importe qu'il y ait ou non des "prêtres" ordonnés, partage le pain en mémoire de la mort et la résurrection de Jésus qui a dit : « Là où deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis au milieu d'eux » (Matthieu 18,20). Le "laïc" Giovanni s'est engagé avec joie sur ce nouveau chemin.
Avec le temps, la réflexion sur les ministères et l'eucharistie s'est approfondie, même au plan théologique, mais toujours à partir de la pratique; pour en savoir plus, on peut lire la contribution que la communauté San Paolo a envoyée au synode des évêques de 2005 consacré à l'eucharistie.[1]
Cette référence au Synode est l'occasion de dire que Giovanni et la communauté ont fait les choix ecclésiaux qu'ils croyaient devoir faire; ils ne se considéraient pas comme une île bienheureuse ou une tour d'ivoire, au contraire: pour apprendre toujours plus et mieux, nous avons entretenu et nous avons gardé des relations continues avec des expériences similaires, en particulier en Amérique latine, en Italie et dans le Nord de l'Europe. [...]
Concernant les synodes, notre communauté a envoyé à diverses assemblées ses réflexions sur les sujets en cours. Personne n'a jamais répondu, ni sous le pape Wojtyla, ni sous le pape Ratzinger. Sous le pape Bergoglio, nous avons reçu un accusé de réception après l'envoi de nos propositions pour les synodes de 2014 et 2015 sur le problème de la famille (et l'éventuelle admission à l'eucharistie des personnes divorcées et remariées). [...]
Un catholique marginal
Giovanni a publié beaucoup de livres en tant que "laïc". On est étonné de voir combien de thèmes il a abordés et combien de tabous il a osé affronter, proposant des perspectives audacieuses. Avec Le Diable, mon frère, il reprenait la thèse d'Origène (3e s.) selon laquelle, dans un avenir indéfini, le Seigneur restaurerait le désordre de l'univers et de ses créatures, et sauverait même Satan : [...] l' enfer n'est pas éternel. Une damnation "éternelle", affirmait-il, est incompatible avec la miséricorde sans limite de Dieu.
[...]
La dernière préoccupation que Giovanni a exprimée à plusieurs reprises depuis Pâques de cette année 2017 est la suivante : même si nous restons pleins de confiance et de détermination à propos du chemin que nous avons choisi, nous devrions aussi regarder derrière nous pour tenter de nous expliquer avec ceux qui, en particulier dans une partie du clergé, ne peuvent absolument pas accepter nos positions; avec l'espoir de parvenir, peut-être pas à une unanimité ni même à un accord, mais au moins à nous serrer la main... Beaucoup d'entre nous trouvaient cela franchement utopique, mais Giovanni voulait vraiment faire cet effort et cette tentative. Il prévoyait d'aller à Molise pour parler à ces cinq curés qui avaient fait sonner le glas lorsque la Chambre avait approuvé la loi sur la fin de vie en avril dernier.
[...]
Des douzaines de témoignages à ses funérailles ont montré à quel point la parole et l'exemple de Giovanni avaient aidé nos jeunes – qui sont aujourd'hui des adultes – à vivre de façon responsable, avec le cœur bien ouvert pour rester solidaire avec les blessés de la vie et des injustices du monde. Beaucoup de ces gens ont déclaré qu'ils n'étaient plus chrétiens, ni croyants. En parlant de ce phénomène il y a quelques mois, Giovanni me disait, serein et souriant : « Ils disent ne plus être croyants. Mais ils le sont peut-être plus que moi. Et de toute façon, ils seront au premier rang parmi les "bénis de mon Père" quand le Christ glorieux leur dira : "j'avais faim et vous m'avez donné à manger." » [...]
Aujourd'hui, nous tournons la page. Giovanni est parti, et nous, nous allons nous efforcer d'honorer son héritage. Et nous avons même un peu d'espoir que son église ait enfin le courage de reconnaître celui qui, pour beaucoup, de gens, était un prophète de notre temps; qu'elle réfléchisse aussi, avec autocritique et courage, sur les événements de 1974-1976 qui ont conduit Giovanni – entre autres, avec beaucoup d'autres – à devenir un "catholique marginal", comme l'appelait l'éditeur de son autobiographie. "Marginal" autant que vous voulez, mais vraiment "catholique", pour avoir tenté, avec plus ou moins de réussite, de rencontrer les vrais problèmes théologiques, anthropologiques et éthiques, en toute transparence, mais dans l'ignorance totale des institutions et des théologiens catholiques.
Il a fait face consciemment au défi – difficile, fascinant et douloureux – d'essayer de vivre l'Évangile dans une société complexe, "liquide" et difficile comme la nôtre, et dans une église de "consensus" et de "dissidence", en tout cas dans certaines de ses parties, institutionnelles ou non, une église si lente à accueillir les béatitudes proclamées par Jésus, même si son royaume n'est pas de ce monde.
Luigi Sandri (Communautés de Base - Italie)
Notes :
[1] Fate questo in memoria di me. Condividere il pane nell’Eucaristia e nella vita. Texte intégral dans Adista Documenti n ° 6, 22 janvier 2005, et sur le site de la communauté : http://www.cdbsanpaolo.it/Documenti%20nostri/CDB-San%20Paolo-Sinodo%20su%20Eucaristia%202004.pdf
Rome, 21 juillet 2017
Source :http://www.confronti.net/confronti/2017/07/giovanni-franzoni-qualche-flash-sulla-vita-e-le-opere-di-un-cattolico-marginale/
Traduction, extraits et résumé : Pierre Collet
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