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Former ou formater ?

Enjeux et perspectives de la formation d’adultes dans la société civile

Joseph Pirson
Publié dans Bulletin PAVÉS n°53 (12/2017)

 

Deux événements m’amènent à poser quelques jalons pour une réflexion sur la formation et sa place dans la société civile, en particulier dans le domaine théologique, ainsi que sur l’articulation entre sciences sociales et éducation populaire. L’un concerne une thèse d’Habilitation à Strasbourg et l’autre porte sur le récent colloque organisé par l’Institut IACCHOS autour de l’œuvre d’Achille Mbembe.[1]


1. La démarche théologique dans une société plurielle

Le 1er septembre dernier, Christine Aulenbacher, maître de conférences en théologie pratique à l’Université de Strasbourg présentait l’épreuve d’Habilitation qui lui ouvre l’accès à la qualification de professeure. Au-delà de l’aspect académique et de la présence dans le jury de disciplines des sciences humaines allant des sciences de gestion à la théologie en passant par la psychologie clinique et la sociologie, l’approche rigoureuse et fine des différents publics et des contenus a retenu mon intérêt, dès la lecture du dossier préparatoire. L’impressionnant dossier réalisé met en évidence les pratiques et pédagogies à développer aujourd’hui, en situant la place de la théologie dans l’université d’État ; l’enjeu est important quand on connaît le contexte culturel et politique français ainsi que la place de Strasbourg dans le dialogue développé tant au plan œcuménique qu’au plan interreligieux.

Christine Aulenbacher propose clairement de dépasser le cadre purement disciplinaire  pour penser « l’expérience chrétienne et ecclésiale dans son contexte culturel avec ses limites et ses richesses ».[2] Cette réflexion est invitée à se déployer dans un dialogue qui ne vise pas simplement les religions officielles ou la laïcité organisée : elle inclut « les spiritualités et sagesses qui nourrissent les nouveaux chercheurs spirituels ». Ce dialogue se construit dans une perspective de transformation sociale et pas simplement d’un savoir réduit à un petit groupe de spécialistes.

Les dimensions de la pertinence et de la validité du rapport aux écrits bibliques exigent de ne pas ancrer la référence aux textes dans une perspective purement d’autojustification sur base de citations : les usages des textes invitent à un travail qui ménage une large place aux ressources des sciences historiques et des méthodes contemporaines d’analyse textuelle. L’analyse développée propose une réflexion centrée sur le partage que les humains peuvent faire en liberté, hors de toute posture défensive. Pour être fécond, ce débat doit en effet s’opérer hors des illusions de la toute puissance, dans l’expression de l’autonomie vécue et ouverte : la dimension spirituelle incluse dans l’exercice de "la raison large" traverse en effet l’existence dans ses forces et ses faiblesses. Christine Aulenbacher situe à ce propos clairement la démarche théologique dans une réelle prise au sérieux de l’humain dans toutes ses dimensions : celle du plaisir, de la souffrance, de la violence et de la pacification des relations, de la joie et de la colère. Chaque personne est elle-même exposée à l’histoire et la fragilité, elle construit du sens dans une société humaine non close sur elle-même, située dans un rapport à d’autres humains et à l’environnement. Selon elle, la pertinence de la réflexion déployée implique toutefois de ne pas centrer uniquement la réflexion sur les manques ni d’instrumentaliser les limites pour culpabiliser. Elle s’interroge à ce propos sur le caractère réellement catholique d’une perspective identitaire exclusive par rapport aux questions et difficultés vécues par nombre de personnes (dans une vie de couple, à travers leurs tentatives pour vivre en liberté et dignité et les échecs rencontrés). Michel Deneken, le nouveau président de l’Université qui était le garant académique, a invité à poursuivre ce travail en ne restant pas dans les pures limites du cadre habituel : on n’est plus selon lui dans une perspective de crise, mais bien devant l’effondrement des modèles qui ont façonné et façonnent encore les cadres dans les instituts religieux, la formation théologique et catéchétique. Comment arriver dès lors à poser des jalons pour une libération de la parole en maintenant la rigueur nécessaire en adoptant une posture de réflexion critique ? Cette question est au cœur des suggestions du théologien catholique centenaire Joseph Moingt dans ses derniers écrits. Il s’agit de dépasser les peurs pour risquer une parole exposée, échangée avec d’autres.

 

2.  Décoloniser la pensée : la mise en débat des analyses d’Achille Mbembe

Le colloque organisé les 23 et 24 octobre dernier autour de la pensée du politologue et philosophe d’origine camerounaise, Achille Mbembe a mis en évidence des questions qui restent un terrain à déchiffrer et défricher : comment sortir du contexte de la pensée coloniale, qu’elle soit celle des anciens colons ou celle des populations colonisées ? [3]

Le colloque organisé en présence du philosophe a permis de croiser les apports de chercheuses et chercheurs de différentes disciplines avec les prises de parole de membres des organisations étudiantes et les questions des participants. À la suite de Franz Fanon, Achille Mbembe a suscité et continue à provoquer un renouveau vivifiant de la pensée critique.

Des débats du premier jour, ont émergé des propositions : en premier lieu la nécessité de réentendre les prises de parole des populations opprimées, de porter un regard critique sur la convergence entre les élites du Nord et du Sud : exaltation du global et méconnaissance des différents contextes, dans un univers social fait à la fois de triomphe pour quelques-uns et d’exclusion d’un nombre de plus en plus grand de personnes. À partir d’un travail patient et sans complaisance peut toutefois se construire une logique du dialogue où l’on sort de l’européocentrisme. Il ne s’agit pas pour autant de mythifier la pensée des régions colonisées comme si apparaissait tout d’un coup le "bon sauvage" : celui-ci apparaît plutôt comme la construction mentale rassurante de l’occidental instruit qui est loin d’avoir disparu du discours quotidien, y compris dans des articles de presse ou des documentaires.

Dans son ouvrage Critique de la raison nègre [4], Achille Mbembe déconstruit ce portrait du "nègre", à la fois visage inversé du blanc colonisateur et image du capitalisme à l’œuvre dans le travail de poursuite de la colonisation sous  d’autres formes. Le "devenir-nègre du monde" peut être, selon lui, déchiffré à travers différentes situations : celle des ouvriers frappés par les délocalisations à travers l’Europe, la stigmatisation des Roms ou les morts naufragés de Lampedusa... Les réflexions construites et énoncées ces deux jours-là autour des ouvrages de Mbembe constituent un horizon indispensable pour ceux et celles qui veulent aujourd’hui interroger la "globalisation" et combattre le développement d’une pensée formatée par la pensée d’une oligarchie financière.

Dans son parcours personnel, Achille Mbembe insiste par ailleurs sur la présence structurante de sa grand-mère durant son enfance et son adolescence, mais également sur le rôle émancipateur à la fois des études supérieures et du parcours dans la JEC avec d’autres jeunes, en compagnie des aumôniers comme le Wallon André Coulée ou le Camerounais Jean-Marc Ela : il a appris à développer l’importance d’un questionnement à partir de l’expérience vécue à la fois de manière individuelle et collective. Cette mise en évidence invite à explorer le sens du recours à l’expérience et de l’articulation entre différents types de savoirs dans une société qui apparaît à la fois plurielle et fragmentée, même si le discours des élites est similaire du Nord au Sud comme plusieurs intervenants l’ont souligné.

 

3.  Le recours à l’expérience : de l’inculcation permanente à l’éducation permanente ?

Dans une société fragmentée où n’apparaît plus de rationalité totale, ni d’unité du social, l’action de compréhension du monde se transforme en expérience : cette action est définie par la nature des relations sociales com-me le notait déjà il y a plus de 20 ans le sociologue François Dubet.[5]  Le sujet "moderne" se construit dans un ensemble de relations et de logiques d’actions qui se situent entre tradition et innovation, dans un contexte qui se modifie constamment.[6] Quelle est dès lors la signification sociale du recours à l’expérience dans un ensemble de changements sociaux qui peuvent signifier un progrès réel mais également une profonde régression ?

Rappelons que dans le contexte sociétal habituel, la formation est considérée comme  un espace protégé par rapport à l’espace du travail productif, qu’elle concerne les acquis technologiques ou les pratiques réflexives par rapport à l’espace quotidien. L’expérience se construit dans un ensemble de mises à l’épreuve, qui renvoient au modèle du test dans "le monde industriel", comme le signalent Luc Boltanski et Laurent Thévenot dans leur distinction entre différents mondes de référence (ou "cités") qui servent d’armature aux discours que nous tenons pour approcher ce que nous nommons la réalité.[7] Quel est le statut assigné à l’expérience et aux expériences en formation dans les mutations sociétales actuelles ?

En quoi la dynamique de formation est-elle autre chose que du formatage, de l’inculcation plutôt que de l’éducation pour reprendre les propos d’une inspectrice de la Fédération Wallonie-Bruxelles ?

Trop facilement on qualifie de bricolage ("bricolage des croyances", "bricolage des savoirs") les essais de construction de relations nouvelles aux savoirs, la combinaison entre systèmes de croyances venant d’univers multiples (ex. bouddhisme et christianisme). Cette même opération de disqualification est opérée quand on compare les savoirs expérientiels (expérience de travail, expérience associative) aux savoirs académiques. Or l’analyse de diverses situations d’enseignement aux adultes montre l’intérêt d’opérer des combinaisons nouvelles et inédites entre des expériences "de terrain" et des dispositifs de formation à différents niveaux de certification ou dans ce que l’on a appelé de manière pas toujours adéquate l’éducation informelle à travers des mouvements et groupes d’éducation permanente.[8]

La construction  et la reconnaissance de l’expérience ne sont effectivement pas neutres : elles se situent dans le jeu structuré qui se déroule entre acteurs individuels et collectifs. Le recours à l’expérience peut être considéré comme une modalité de contrôle social dans la mesure où les institutions prétendent vérifier l’état des connaissances et les compétences acquises. Ce recours peut également être situé dans la réappropriation collective de différentes formes de savoirs et de savoir faire dans des associations, des groupes de base, des collectifs qui se constituent au plan local ou régional, notamment pour promouvoir un nouveau mode de vivre ensemble. Les débats portés à Strasbourg comme à Louvain-la-Neuve amènent à dépasser le cadre des petits cercles d’adeptes pour risquer un questionnement plus vaste sur ce qui fait sens aujourd’hui, sans adopter une posture de propriétaires de certitudes ou de défenseurs d’une citadelle assiégée.

 

4.  Vers un renforcement du processus d’éducation permanente !

La catégorie de pertinence sociale d’un débat ou d’une mise en questions renvoie à un univers culturel partagé : celui-ci permet de construire les formes de dissensus et consensus, c’est-à-dire de reconnaître sur quels éléments portent accord et désaccord, par exemple sur la manière d’aborder le début et la fin de la vie ou sur les conceptions de l’économie et de l’écologie dans un monde de plus en plus globalisé. C’est en ce sens que la sociologue française Danièle Hervieu-Léger parle de la validation mutuelle de l’expérience qui permet de construire un sens commun et des convictions partagées : elle parle notamment de la validation mutuelle du croire (« ce qui fait sens pour toi fait sens aussi pour moi »).[9] La confrontation des expériences de vie, la mise en débat des propositions de sens font partie de l’univers humain, aux risques d’une parole incarnée dans un contexte particulier et exposée à la discussion.

Les perspectives énoncées lors des deux expériences relatées en début d’article amènent à ne pas opérer de coupure stricte entre des échanges de pratiques réflexives communes et des cercles de recherches spécialisées réservés à des élites. L’un et l’autre prennent corps dans des collectifs humains traversés par une volonté de vivre, un désir de connaître, une capacité de s’affranchir, d’aimer et d’espérer. De la même manière que l’on appelle à réancrer le financier dans l’économie réelle, les gisements religieux dont parle Achille Mbembe prêtent à questionnement, capacité de forger des symboles, d’approfondir et de dépasser des ancrages ethniques ou nationaux. Les universités elles-mêmes ont à réapprendre la culture du débat et du service à un plus grand nombre au-delà de l’obsession du "ranking" et de la division entre sciences molles (les sciences sociales) et sciences dures (les sciences dites "de la nature"). C’est à ces conditions que l’on peut risquer l’adage germanique : « Die Forschung müsst weiter gehen » (La recherche doit se poursuivre) !


Joseph Pirson

Notes :

[1]  L’Institut d’Analyse du Changement dans les Sociétés Historique et Contemporaine organisait les 23 et 24 octobre 2017 un colloque autour de l’œuvre puissante d’Achille Mbembe avant la remise du doctorat honoris causa le mardi en fin de journée.

[2]  C. Aulenbacher, Théologie pratique et pastorale. Quelles formations ? Contenus, pratiques et pédagogies. Des évolutions nécessaires face aux demandes et aux exigences des nouveaux publics. Université de Strasbourg, Faculté de Théologie Catholique, 1erseptembre 2017.

[3]  Achille Mbembe : les sciences sociales face aux défis du monde à venir. 5e Colloque organisé par l’Institut IACCHOS en partenariat avec Louvain-Coopération et  les associations étudiantes de l’UCL.

[4]  A. Mbembe, Critique de la raison nègre, Paris, La Découverte, 2013.

[5]  F. Dubet, Sociologie de l’expérience, Paris, Seuil, 1994. V. nt. pp.107-110.

[6]  B. Latour, Changer de société, refaire de la sociologie, Paris, Editions La Découverte, 2006. V. pp.123-134.

[7]  L. Boltanski, L. Thévenot, De la justification. Les économies de la grandeur, Gallimard, 1991.

[8]  Au plan de la Fédération Wallonie-Bruxelles on peut particulièrement citer le Centre de Formation Cardijn et le mouvement Couples et Familles. Dans le contexte français on parlera plutôt d’éducation populaire par rapport au terme d’éducation permanente qui désigne davantage la formation professionnelle des adultes.  V. notamment la revue Education Permanente publiée par le CNAM de Paris (Conservatoire National des Arts et Métiers créé à l’initiative de l’abbé Grégoire au lendemain de la Révolution de 1789) qui analyse à travers des dossiers thématiques les expériences en matière d’enseignement et de formation des adultes.

[9]  V. notamment Danièle Hervieu-Léger, De l’accomplissement de soi à la dépendance psychologique, Cahiers du Centre de Recherche Historique, Paris, 2007, pp.67-76.





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