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La prophétie de la terre et les esprits de la nature

Marcelo Barros
Publié dans Bulletin PAVÉS n°53 (12/2017)


Parmi les défis auxquels l'humanité est confrontée, l'écologie représente certainement l'expression la plus grave de la maladie qui affecte la vie de notre planète. Selon le pape François, toute la racine du problème est cultu-relle (et spirituelle), c'est la manière dont l'être humain interagit avec la Terre, notre maison commune. Jusqu'à présent, les cultures indigènes et d'origine africaine, plus liées à la sacralité de la nature, semblent avoir con-servé une sagesse qui aujourd'hui se révèle précieuse pour tout le monde.  Essayons de mieux comprendre cette manière de voir la terre et d'être en relation avec elle.

1. La terre a une prophétie

Pour la foi judéo-chrétienne, le terme "prophète" ou "prophétesse" désigne celui ou celle qui parle au nom de Dieu. En ce sens, seul un être humain pourrait être prophète. Pourtant, les psaumes invitent la terre et le ciel à se réjouir et à exulter dans le Seigneur (Ps 96 et 97) et proclament que la terre est remplie de la gloire de Dieu (Psaume 33,5; 72,19; 119,64). La terre a donc un message à transmettre, une "prophétie". Dans les traditions des peuples d'origine, autochtones et noirs, la relation avec la terre est si vivante et si profonde qu'elle imprègne toute la spiritualité, précisément fondée sur le dialogue et sur l'intimité avec elle, la mère divine qui nous engendre, nous accueille, nous protège et nous guide.

2. Le cercle de la vie

Dans le passé, les prêtres et les pasteurs ont condamné et persécuté les religions indigènes et noires. Aujourd'hui, dans la valorisation de ces traditions, les communautés chrétiennes paient une dette sociale et remplissent un devoir de justice. De plus, elles découvrent que Dieu se révèle à nous, chrétiens, non seulement à travers la Bible et la tradition, mais aussi à travers la sagesse ancestrale transmise par les traditions autochtones et noires. C'est par elles que l'Esprit de Dieu oeuvre dans le monde d'aujourd'hui et "renouvelle la face de la terre" (Ps 104). Sur ce chemin, le premier élément est la découverte de la sacralité de la terre et de la nature. Tout a un "esprit". Tout est vivant et a un cœur qui bat d'amour et de vitalité. Dans les cultures andines, ce principe divin présent dans la terre et dans la nature, est appelé Pachamama. Un théologien Aymara, Victor Bascopé, affirme : "Pour nous, Indiens des Andes, Pachamama est non seulement la terre. Elle est la mère révélée par l'énergie vitale de la terre. Elle est l'Esprit immanent à la Terre Mère que nous rencontrons dans tout ce que la terre produit et donne." Selon Eleazar López Hernández, théologien zapotèque mexicain, "nous sommes tous Pachamama, les enfants de la Terre Mère, les enfants du Cosmos. Il n'y a pas de dichotomie ou de séparation entre l'homme et la nature".  De même, les peuples autochtones d'Amérique du Nord vivent le chamanisme comme moyen de mettre en harmonie cette énergie cachée qui unit le ciel et la terre, l'humanité et le cosmos. Pendant des siècles, les Indiens Cherokee ont gardé secrets leurs rituels et leurs croyances, jusqu'à récemment où ils ont décidé de publier leurs expériences spirituelles pour contribuer à la paix et à l'unité du cosmos. Dans un livre-révélation, le chaman dit : "Après la nuit noire (de la conquête), les vieillards qui ont survécu, ont transmis le feu de la sagesse, rétablissant la bonne relation avec la Terre-Mère, et avec toute la nature, et en nous transmettant ces clés pour que le cercle de la vie puisse être renouvelé" (Dhyani Ywahoo). Au Brésil, les Guarani et les Indiens des 150 groupes ethniques du pays ont montré comment leur lien avec la terre est une relation de respect et d'amour. Un film documentaire du réalisateur français Vincent Carelli intitulé "Martyre" raconte l'histoire et la situation actuelle des Indiens Guarani-Kaiowá du Mato Grosso du Sud qui ont été expulsés de leurs terres ancestrales depuis le début des années 1900, et y retournent au risque de leur vie, et finissent dans de nombreux cas par se faire tuer. Beaucoup d'entre eux disent : "Je suis de retour dans le pays de mes ancêtres pour mourir et être enterré ici."  Pour les blancs, la propriété foncière est un problème politique et économique. Pour les Indiens, c'est une expérience religieuse, mystique. Kaka Wera, indigène tapuia travaillant au Brésil sur la spiritualité chamanique, a publié une collection de chansons spirituelles du tupi-guarani, intitulé O Trovão eo Vento (Le tonnerre et le vent). Et, en 2015, a paru au Brésil le livre A Queda do Céu (La chute du ciel) de Davi Kopenawa et Bruce Albert, où le chaman yanomami Davi Kopenawa révèle que "le ciel peut tomber sur nos têtes" en raison du changement climatique et des abus de la société envers la nature. Et, en soulignant le besoin urgent d'abandonner un modèle de civilisation qui détruit la forêt et de la nature, il affirme que "le plus important de tout c'est d'entendre une fois encore les Xapiris, les esprits de la forêt, et de leur demander d'aider à rétablir l'équilibre perdu pour éviter "la chute du ciel".  Davi Kopenawa dit à la société blanche : "Je pense que vous devriez rêver la Terre, en tant qu'elle a un cœur et qu'elle respire. La rêver et l'aimer, parce qu'elle est belle et vous donne la vie".

3. La rencontre avec la culture occidentale

Les scientifiques traitant de la physique quantique affirment que "l'univers et la Terre se révèlent comme une réalité relationnelle. Le monde est non seulement une réalité concrète. Il est aussi et surtout potentialité. Il y a une interaction entre les êtres animés et inanimés. Et la réalisation de la potentialité se produit à tout moment comme création." (Hans-Peter Durr, Anche la Scienza parla soltanto per metafore, Vérone, Ed. Gabrielli, 2015, pp. 74 et suiv.). De plus en plus de chercheurs découvrent à quel point la planète se comporte comme une sorte d'organisme vivant. Il y a déjà plusieurs décennies, James Lovelock a formulé la Théorie de Gaïa, montrant que la Terre a une respiration et même une impulsion équivalente à celle d'un être vivant. Chez les peuples indigènes, la Terre Mère est traitée comme l'espace des esprits. Dans la plupart des cultures indigènes, le féminin est le chemin privilégié de la rencontre avec le mystère divin. La Pachamama synthétise une spiritualité qui correspond à la proposition de la théologie féministe d'une nouvelle relation avec la Terre et la vie. Dans certaines traditions indigènes, l'univers est considéré comme le corps d'une femme enceinte. Il mérite l'attention qu'une grossesse a le droit de recevoir. Pendant des siècles, la manière autochtone et noire d'entrer en relation avec l'univers est restée limitée à la communauté d' origine. Au cours des décennies récentes, depuis le retour des Indiens dans le sud du Mexique et l'articulation des mouvements indigènes à travers tout le continent, on a accordé aux religions ancestrales une importance nouvelle et le dialogue s'est développé entre les différentes traditions, avec la naissance conséquente du côté des secteurs autochtones, d'une lecture laïque et politique de cette spiritualité. Ce secret d' amour a été partagé avec les alliés des communautés autochtones et des mouvements sociaux. Depuis les années 90, cette vision du monde basée sur la Pachamama andine et des concepts équivalents dans d'autres cultures a donné lieu à ce que les Indiens des Andes ont appelé Buen vivir.

4. Le Buen Vivir : une théologie laïque de la création

Buen vivir : le terme vient des Indiens quechuas et aymaras qui vivent dans la Cordillère des Andes. Les Quechuas parlent de Buen vivir (sumac kawsay ), les Aymaras de Bien vivir (suma qamaña ), les Guaranis de "Vie bonne et juste" (Teko-Porã ). Chaque culture met l'accent sur un aspect ou une valeur. Cette vision spirituelle du monde, qui n'est pas liée à une religion spécifique, intègre la terre, la nature, les peuples autochtones et l'humanité. Dans les cultures indigènes, le Buen vivir est un concept ancien et traditionnel, présent dans les mythes et les visions du monde de nombreux peuples autochtones, qui vivent une culture communautaire dont les implications concrètes sont : 1) l'utilisation durable et le contrôle public des ressources naturelles, en particulier les ressources renouvelables : c'est le durable, pas le développement, qui est la voie prioritaire pour la société; 2) la priorité de la valeur d'usage sur la valeur d'échange et sur le commerce : le Buen vivir encourage le partage comme fondement d'une nouvelle économie solidaire; 3) la réalisation dans la communauté d'une démocratie générale et réelle : si la démocratie formelle est basée sur les élections et sur la victoire de la majorité, dans les communautés qui s'inspirent du paradigme de Buen Vivir on poursuit sans relâche le dialogue, même si c'est difficile, jusqu'à atteindre une certaine forme de consensus; 4) l'exercice de la multi-culturalité, c'est-à-dire la reconnais-sance des autres et la coexistence inclusive : le Buen vivir signifie un réseau de solidarité directe pour surmonter les inégalités sociales, restaurer la dignité de tous les peuples et élever l'estime de soi de ceux et celles qui sont dans un état de prostration. Le Buen vivir nourrit en nous la foi en la possibilité de la grande utopie de la fraternité universelle entre tous les peuples et en la lutte pacifique pour faire que ce rêve puisse se réaliser. À partir du concept de Pachamama et du Buen vivir, l'Équateur a formulé et incorporé dans le texte de sa nouvelle Constitution les droits de la Terre et de la nature et reconnaît le pays comme État multi-ethnique et interculturel.

5. Le Buen vivir dans l'univers comme corps de Dieu

Quand nous parlons de Dieu, nous utilisons un langage analogique, qui à plusieurs reprises a exprimé une sorte de certitude dogmatique et presque arrogante, que nous sommes appelés à éviter. La langue de la culture du Buen vivir respecte le mystère, en parlant des esprits de l'univers et du cœur de la terre comme énergie, et considérant un dernier mystère dont on parle peu. Nous découvrons la présence de l'Esprit dans la terre et la nature, mais d'une manière que nous ne pouvons pas dominer. La foi nous fait "voir" l'Esprit présent dans chaque particule, chaque atome de ce vaste univers en évolution. Pour ceux qui croient, porter atteinte à l'existence d'un être vivant ou détruire un écosystème ne signifie pas seulement saper le plan divin, mais aussi attaquer l'Esprit-Mère dont l'univers est le corps. En attaquant la terre, le système capitaliste empêche la nature enceinte de manifester la présence du Verbe.

Dans Laudato si' , le pape François écrit : "Pour la tradition judéo-chrétien-ne, dire "création" est plus que dire "nature", parce que "création" a à voir avec un plan d'amour de Dieu, où chaque créature a une valeur et une signification. [...] La création ne peut être comprise que comme un don qui jaillit de la main ouverte du Père de tous, comme une réalité illuminée par l'amour qui nous appelle à une communion universelle". Et selon le théologien Adolphe Gesché, "la catégorie théologique de la création offre à ceux qui croient l'occasion de rencontrer et d'écouter le cosmos lui-même, la terre elle-même, loin de toute forme de domination et d'exploitation." Si le cosmos est le Corps de Dieu, toute parole ou prophétie devra être recherchée dans la réalité elle-même. Il n'y a pas et il n'y aura jamais de parole en dehors ou au-delà du cœur de cette réalité. C'est dans cette même terre crucifiée et dans la crise écologique de la terre, de l'eau et de l' humanité, que nous avons besoin de découvrir la prophétie du Cosmos. Et il faut valoriser comme prophétie les signes et les symboles de résistance et d'organisation même précaire du peuple.

6. Le souffle de l'Esprit qui féconde la terre et l'humanité

Les traditions originaires insistent sur la nécessité de vivre en communion avec "l'esprit de la terre et de l'univers". Pour nous, chrétiens, cet esprit est le même Esprit Divin présent dans l'acte de la création continue. De la création qui ne s'est pas seulement produite au début des temps, mais qui est en cours et continue, oeuvre toujours en cours de l'Esprit. Un chemin sur lequel nous pouvons saisir un signe de l'illumination de l'Esprit-Mère, qui prend les expressions de chaque peuple. Sans surprise, dans son Histoire de l'Église en Amérique latine, Enrique Dussel indique la Pachamama des peuples du Haut-Plateau comme une image du Saint-Esprit. Et Leonardo Boff aussi montre que déjà dans la Bible l'Esprit est considéré comme une énergie, comme un environnement vital. À partir de cette foi, nous pouvons vivre nos luttes sociales et politiques pour un nouveau monde possible et pour la prise en charge de la Terre Mère comme une expression du Buen vivir, transformant nos façons de vivre ensemble, comme l'a suggéré Pedro Casaldáliga dans l'introduction de l'Agenda Latinoamericana de 2012.

7. Incarnations du Verbe dans une terre crucifiée

Tout au long de la tradition chrétienne, on a toujours mis en évidence celui que, à partir de quelques lettres de Paul, nous avons appelé "Christ cosmique" (Eph, 1,23 et Colossiens 1,15-20). Au 20e siècle, Teilhard de Chardin reprenait cette vision, qui a été acceptée et citée par le Pape François dans Laudato sí (83). Des théologiens et théologiennes ont proposé de considérer la création comme une incarnation divine perma-nente et réelle. Catherine Keller et Sallie Mc Fague disent : "On peut parler du monde comme divin. Le divin est physique et spirituel. Comme nous tous. Il n'y a pas de division entre la matière et l'esprit, le corps et l'âme, la nature et l'humanité, le monde et Dieu. Cette vérité est l'essence de la réflexion sur l'incarnation et de la compassion par rapport au monde." L'Église a toujours parlé de kénose du Christ ou d'anéantissement en lien avec sa mission rédemptrice (Ph 2,5-10). C'était les mots pour dire que le Christ s'est incarné dans le monde d'une manière pauvre et humble. Ce projet de vivre l'insertion ou l'incarnation dans une réalité pauvre et hostile n'est pas seulement celui de Jésus. Dans la réalité de la terre et dans la résistance ressuscitée des peuples autochtones, c'est le même Esprit qui est sur la croix comme dans une nouvelle kénose. Leonardo Boff déclare : "Le monde est enceint de l'Esprit, même si l'esprit d'iniquité persévère dans son travail, hostile à la vie et à tout ce qui est sacré et divin. L'Esprit est invincible." Il est possible que, pour être en mesure d'écouter et d'accepter cette prophétie de l'Esprit, nous devions accepter de nous immerger dans cette pensée, avec humilité et patience, devenant ainsi en mesure de saisir la présence divine dans l'être humain et dans la nature et de découvrir la puissance libératrice même au milieu de tant de forces de mort. Le Buen vivir invite toutes les personnes de bonne volonté à se joindre à cette expérience de Davi Kopenawa, le chaman amazonien : "Les esprits nous font renaître comme des enfants. Si vous les accueillez, vous pouvez renaître comme si vous étiez encore dans le sang de l'accouchement. Les esprits féminins de la forêt nous bercent dans leurs bras. Ils nous allaitent et ils prennent soin de nous. Et ils enseignent les chants mystérieux des Xapiris. Si vous vous sentez un seul corps avec la Terre, vous vivrez ce que je raconte." 


Marcelo Barros - Br?sil)

Notes :

Source : Adista Documenti n° 24 du 01.07.2017

http://www.adista.it/articolo/57462

traduction : Pierre Collet


Marcelo Barros, moine bénédictin brésilien, bibliste et théologien de la libération, auteur de plus de 40 livres, fait partie de la Commission théologique latino-américaine de l'Association œcuménique des Théologiens et Théologiennes du Tiers-Monde (ASETT).




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