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À l’Est, rien de nouveau ?

Jean-Marie Culot
Publié dans Bulletin PAVÉS n°54 (3/2018)

En automne 2016, le gouvernement hongrois inondait le pays de panneaux : « Saviez-vous que, depuis le début de la crise migratoire, plus de 300 personnes ont péri en Europe lors d’attaques terroristes ? »  « Saviez-vous que Bruxelles entend implanter en Hongrie une ville entière de migrants en situation d’irrégularité ? » Il fallait qu’au referendum d’octobre, les citoyens répondent ‘dans le bon sens’ à la question : « Voulez-vous que l’Union européenne décrète une relocalisation obligatoire de citoyens non hongrois en Hongrie sans l’approbation du parlement hongrois ? » Le gouvernement y dépensa 50 millions d’euros[1], qu’il put puiser dans les subsides octroyés … par l’Europe.

Ivan Krastev s’intéresse notamment à trois référendums organisés en 2016 : l’italien en décembre (‘le bon’), le néerlandais au sujet de l’accord d’association entre l’UE et l’Ukraine (‘la brute’) et ce hongrois (‘le truand’) ; il analyse ces appels au peuple comme autant de risques de dislocation de l’Union. Nous ne le suivrons pas dans cet exposé désarçonnant, mais allons simplement extraire de son petit ouvrage très éclairant[2] des notations sur les sentiments des Européens de l’Est. Bulgare, il a vécu l’effondrement brutal du monde communiste, se souvient de celui de l’empire austro-hongrois, sait que les constructions politiques sont fragiles, et nous livre à nous, occidentaux, qui croyons naïvement que ‘tout se passera bien’, ce message : « Analyse, compréhension et souplesse »[3].

L’Europe est traversée de plusieurs lignes de partage : gauche/droite qui s’estompe au profit d’un libéralisme censé inévitable ; Nord/Sud creusée avec la crise financière, entre les pays débiteurs du Sud et les créanciers du Nord, où nous avons appris, désormais résignés et méfiants, que nos gouvernements ne peuvent peser sur la politique économique des institutions UE ; et ici Est/Ouest.

Les clôtures barbelées érigées à l’Est nous scandalisent ainsi que cette affirmation brutale « Nous ne devons rien à ces gens » et le refus de la répartition des réfugiés édictée à Bruxelles. Le Premier slovaque n’accepterait que des chrétiens (il n’y a pas assez de mosquées disponibles !) ; en Pologne, Kaczynski craint les contagions pour la santé publique ; Victor Orban dit à l’Europe, par référendum, que plutôt qu’accueillir les migrants, elle doit contrôler ses frontières et assurer la sécurité générale. Les positions ne diffèrent pas d’une Pologne catholique à une Roumanie orthodoxe, d’une Tchéquie dynamique à une Bulgarie inerte. Alors qu’il y a peu de migrants chez eux : en Slovaquie, 169 en 2015 !

L’Histoire enseigne toujours. L’Occident qui, dès le xvie siècle a colonisé à tout va, créant des communautés de destin avec ces peuples d’outre-océan, s’est ouvert à l’universalisme, appelle l’UE à porter ce type de valeurs, relativise le rôle de la nation, promeut le cosmopolitisme et la globalisation. Les États de l’Est n’ont pas colonisé, n’entretiennent pas de sentiment de dette à l’égard du Tiers-monde ; ils se sont constitués dans le chaos de l’effondrement des grands empires continentaux d’Allemagne, d’Autriche-Hongrie et de Russie, ont souffert des épurations ethniques qui s’en sont suivies et ont recouru à la Nation comme salut de leurs identités, de leurs langues, de leurs religions, de leur culture traditionnelle.

C’est vers l’Ouest que les Allemands se sont tournés pour se purger de la xénophobie et de l’antisémitisme du nazisme, mais à l’Est l’internationalisme imposé par le communisme a créé des allergies durables pour les valeurs universalistes. Aux époques de Vaclav Havel, l’enthousiasme était grand de rejoindre ce qui était rêvé comme la normalité (le progrès économique, le mode de vie cosmopolite), mais désormais cette culture occidentale est jugée anormale. Witold Waszczykowski, le ministre polonais des Affaires étrangères décrit le libéralisme à l’européenne comme un « nouveau cocktail de cultures et de races, un monde de cyclistes et de végétariens ne jurant que par des énergies renouvelables et luttant contre toute forme de religion ». Selon lui, « ce qui meut la plupart des Polonais, ce sont la tradition, la conscience historique, l’amour du pays, la foi en Dieu et une vie de famille normale. »

 Les Européens de l’Est se sentent trahis ; ils restent plus pauvres, ne comprennent pas que les occidentaux attendent d’eux une solidarité généreuse, se sentent les perdants de l’aventure, les oubliés – tout comme les Américains blancs de la classe ouvrière qui se sont tournés vers Trump. Ils accueillent avec hostilité les déclarations de l’élite européenne lorsqu’elle prétend dans les médias que l’accueil de migrants est bénéfique pour toute société, alors que ce gagnant-gagnant ne peut être avéré que dans des États déjà prospères. Des étrangers peu qualifiés entreraient en concurrence avec leurs chômeurs et leurs travailleurs peu qualifiés. Avec la stagnation sociale des 6 millions de Roms (volontiers décrétés victimes par l’Occident), ils doutent de leur capacité à intégrer « les autres » : aujourd’hui encore, les deux tiers de jeunes Roms de 16-24 ans n’ont toujours ni emploi, ni formation.

La démographie aussi enseigne. Les pays de l’Est se sont vidés. Dans des villages ne restent que des vieux et on n’a plus fêté de naissance depuis longtemps ; dans cette ambiance de mélancolie, l’arrivée d’étrangers radicalement différents annoncerait la disparition définitive de leur monde. L’Occident, attrait pour les jeunes, est ressenti comme un ennemi sournois de la nation : 2,1 millions de Bulgares vivaient à l’extérieur du pays en 2011, d’un pays d’un peu de 7 millions d’habitants.[4] Médecins et infirmières ont déserté leurs hôpitaux. « Se casser » est la perspective attrayante[5] et l’on hésite à revenir au pays en perdants ou losers. De nombreux Européens de l’Est en viennent à douter sérieusement du bénéfice réel de l’ouverture des frontières.

Lors de leur adhésion, les pays de l’Est plaçaient leurs espoirs dans les technocrates de Bruxelles, à leurs yeux plus compétents et moins corrompus que leurs dirigeants. Les vagues migratoires ont bouleversé ce schéma, provoqué une renationalisation de la politique. Si leur scepticisme persiste quant à la compétence et à l’honnêteté de leurs autorités, ils leur font désormais plus confiance qu’à Bruxelles. Ils sont « de chez eux », mieux à même de défendre l’intérêt national, à les protéger, à entendre leur anxiété et leur colère. Contrairement aux communistes à l’ancienne, ces leaders populistes ne rêvent pas d’un changement pour leur société, d’un idéal – leurs administrés considèrent qu’ils sont ce qu’ils sont et veulent le rester[6] – et se présentent comme prêts à répondre aux désirs de leurs citoyens consommateurs, comme des ‘serveurs de restaurant’.

Les migrants accentuent un clivage en Belgique, et à l’évidence, celui de l’Est/Ouest en Europe. Et donc ? Analyse, compréhension, souplesse ?

Jean-Marie CULOT

 

 

P.S.   Le Rhin et le Danube s’éloignent l’un de l’autre 

Dans un récent numéro de l’hebdomadaire Réforme [7], Jean-Christophe Muller observe avec inquiétude « Les évolutions de l’Europe », et en cherche aussi les racines dans l’histoire.

Extrait : « Le samedi 27 janvier [2018], les Tchèques ont réélu le président Milos Zeman sur une base eurosceptique de repli national. L’évolution du président tchèque, refondateur de la social-démocratie tchèque après la chute du mur de Berlin, pourrait étonner si l’on oublie que le socialisme tchèque du début du xxe siècle était un socialisme national et patriote contre la domination autrichienne. On ne peut oublier non plus cette meurtrissure qui hante la politique dans ce pays de Masaryk et Bénès, à savoir les accords de Munich en 1938 : en livrant la jeune Tchécoslovaquie aux nazis, les puissances d’Europe occidentale ont créé un sentiment de défiance au point qu’une bonne partie de la culture politique de ce pays s’est tournée vers la Russie. »

Et l’auteur de relever les signes de défiance à l’égard de l’Union Européenne, d’appeler à un travail de guérison des mémoires. Et en relevant ce paradoxe que le refus des migrants, à l’encontre de la Torah et des évangiles, désormais ciment de la contestation de toute l’Europe centrale, s’accompagne d’une revendication identitaire des ‘racines judéo-chrétiennes’.


Jean-Marie Culot (Hors-les-murs)

Notes :

[1]  Alors que la Grande-Bretagne avait dépensé moins de 7 millions pour la campagne du Brexit.

[2]  Ivan Krastev, Le destin de l’Europe, Une sensation de déjà vu, Éd. Premier parallèle, 2017, 150 pages, 17 €. Extrait de la 4e de couverture : « L’Europe est-elle condamnée à se désagréger ? L’Europe qui est affligée de nombreuses tensions – entre pays du Nord et du Sud, pays de l’Est et de l’Ouest –, traverse une crise comme elle n’en a jamais connu, aggravée par les vagues migratoires et la montée des populismes. »  Né en 1965 en Bulgarie, l’auteur réside en Autriche, membre fondateur du bureau du Conseil européen des relations internationales. Nous empruntons nos notations aux pages 50 à 82.

[3]  Nous invitons le lecteur à accompagner cette lecture d’une interrogation sur la parenté entre la droite extrême et l’intégrisme religieux, catholique notamment.

[4]  Comme si 3,2 millions de Belges étaient partis vivre à l’étranger ! Comme si la Région wallonne (3,6 millions) s’était toute entière vidée !

[5]  Ces vingt dernières années, la migration en Belgique s’est diversifiée : 38 000 Roumains, 25 000 Polonais, 11 000 Bulgares, 8000 Congolais, 5000 Guinéens… (Le Soir 14.12.2017, Véronique Lamquin)

[6] Dans Le Soir du lundi 15 janvier 2018, p. 8 sous le titre « Nous tenons à notre identité nationale et chrétienne », une interview de Victor Orban : « Je ne peste pas contre Bruxelles, mais contre les politiciens et les bureaucrates qui s’y trouvent. Ils s’y comportent comme s’ils étaient le centre d’un empire. »

[7]  Réforme, n° 3739, 1er février 2018, page 13.




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