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Plaidoyer pour une pensée libre et une parole risquée !

Joseph Pirson
Publié dans Bulletin PAVÉS n°55 (6/2018)


Le comité de rédaction de la revue de notre réseau PAVES a l’habitude de publier des textes qui donnent place à des réflexions ouvertes, la présentation d’ouvrages qui sortent du prêt à penser, la proposition d’un questionnement qui s’enracine dans ce que des humains, femmes et hommes, vivent aujourd’hui, sans nostalgie et sans dogmatisme.

Je propose dans ce numéro et la livraison suivante d’aborder quelques éléments qui me paraissent, je l’espère, aider à construire une prise de parole en autonomie et solidarité.

Dans un premier temps il me semble important de revenir aux sources du libre examen et dans un second temps, en automne, de nous poser la question du meilleur argument (à la suite de Jürgen Habermas) et de la posture de l’humain en quête de dialogue et de reconnaissance (Axel Honneth).

1. Y a-t-il des libres penseurs dans la salle ?

Il y a quelque temps, j’évoquais avec Michel Sylin, un professeur de l’ULB une discussion avec certains de ses collègues lors d’un séminaire commun UCL-ULB. Je leur demandais : « Y a-t-il beaucoup de penseurs réellement libres chez vous ? » D’abord interloqué, l’un d’eux reprenait : « Et chez toi, qu’est-ce qui se passe ? Pourquoi nous poses-tu cette question ? » Je leur répondais alors, sans boutade, que j’estimais souvent un peu désuets les propos anti-cathos et les vérités assénées sans nuances dans une sorte de catéchisme laïque. Avec un léger sourire, Michel Sylin m’a invité à relire  l’histoire de la pensée occidentale à partir de la Réforme du 16e siècle dont nous venons de fêter le cinquième centenaire. Cela m’a interpellé à partir de l’histoire familiale maternelle et de l’émigration des Cévennes en 1685.

En effet, le libre examen apparaît avant tout comme un refus d’une vérité dictée par des clercs, refus d’une parole dictée d’en haut qu’il faut recevoir sans discussion, et qui doit être certes approfondie, mais en soumission au Magistère… Ce propos mériterait d’être précisé, nuancé, et l’histoire des dogmes dans le monde chrétien et particulièrement dans l’Eglise catholique mériterait plus de finesse pour mettre en évidence différents niveaux d’affirmation et remettre en perspective 2000 ans d’histoire de la pensée et des écrits officiels.


De manière plus fondamentale, le libre examen nous invite à adopter de manière permanente une mise en débat, une réflexion où la parole circule, où se construit ce que le sociologue et philosophe Bruno Latour appelle une controverse, c’est-à-dire un débat où se croisent idées nouvelles et propos habituellement acceptés au sein d’une communauté de pensée. Toutefois, au départ, la notion de controverse est liée au débat entre scientifiques et à la naissance de nouvelles théories. Latour étend cette proposition aux débats qui traversent la pensée occidentale autour de questions fortes comme le sort des migrants, l’avenir de la planète, la construction de nouveaux possibles hors champ d’une pensée formatée.

Les  réflexions construites ou présentées dans notre revue font référence aux croyances, aux propos éthiques et à l’univers de ce qui amène l’humain à croire et espérer : elles  s’élaborent à partir d’une collecte d’informations qui ne se limitent pas à l’horizon européen ou à un discours masculin. Elles restent ouvertes à celles et ceux qui veulent frayer de nouveaux chemins, éviter de distiller une pensée unique, qu’elle soit religieuse ou, de manière plus insidieuse, basée sur la logique financière ou d’une boulimie possessive.

Dès lors il est intéressant d’explorer les différents types de langage qui relaient les trois questions posées par Emmanuel Kant, dans ses propositions de renouveau de la philosophie classique : « Que puis-je savoir ? Que dois-je faire ? Que m’est-il permis d’espérer ? »

2. L’indispensable distinction des registres de langage

Très souvent les propos relayés par les médias nous proposent une construction de ce que nous nommons « la réalité ». Des phénomènes nous paraissent en effet « normaux », « naturels », « comme allant de soi ». Or la distinction énoncée par Kant à la fin du 18e siècle nous invite à nous interroger sur le type de langage adopté quand nous nous prononçons, quand nous partons de connaissances acquises, de savoirs appris et incorporés et que nous construisons à partir de l’expérience quotidienne. La démarche d’éducation permanente qui a été nourrie dans des mouvements de jeunes comme la JOC et la JEC puis dans des groupes et mouvements d’adultes a invité et invite toujours, même hors du contexte d’origine à « Voir, Juger, Agir ». Autre est le temps de l’analyse, du jugement éthique et des propos d’action.

Le premier registre de langage concerne le discours factuel : de quoi parlons-nous quand nous faisons référence à « la réalité » ? Que nommons-nous réalité ? Il s’agit du fond commun sur lequel nous pouvons nous entendre  ou nous opposer au sein d ‘une culture partagée. Je n’opérerai pas ici de distinction entre sciences de la nature et sciences dites humaines. Des scientifiques et philosophes comme Isabelle Stengers nous ont rappelé que toute science est humaine : elle est basée sur le refus d’évidences, sur des hypothèses que l’on cherche à vérifier, à confirmer ou à infirmer. L’expérience commune n’est toutefois pas hors contexte : qu’est-ce qui nous amène à considérer une situation comme naturelle, comme ne souffrant pas de remise en question ? Sur quelles informations construisons-nous notre prétention de connaître, d’énoncer un jugement sur des faits ? Nos propos ne sont pas neutres : accepter ou refuser la réalité du changement climatique ne renvoie pas à des propos moraux mais comporte des connotations précises qui ont un effet sur des réflexions morales ou des propositions politiques.

Cette question est encore plus sensible par rapport à la question des refugiés : parler des migrants, des étrangers, des illégaux, des sans papier fait souvent partie de propos convenus et non critiqués. Quand certains parlent d’invasion de gens venus d’Afrique et d’Asie, que dire quand nous apprenons que le Liban compterait actuellement « trois millions huit cent mille habitants dont deux millions de réfugiés ». Pareils propos seront vérifiés ; ils renvoient toutefois à un phénomène qui place l’Europe dans une position très différente de la réalité évoquée par des politiques et par certains médias. Le langage de l’analyse nécessite le recoupement d’information, la variété des sources et la « dispute » autour d’une validation possible de l’expérience (« Qu’en est-il exactement ? »).

Le deuxième registre de langage concerne le niveau éthique ; c’est-à-dire celui du sens de l’action. Qu’est-ce qui nous amène à bouger pour d’autres avec d’autres ? Cette question soulève des éléments rationnels : les arguments invoqués par rapport aux choix posés, l’importance accordée à telle prise de position plutôt qu’à telle autre. L’engagement ne repose toutefois pas simplement sur l’intellect ; il mobilise aussi l’affectif : on ne bouge pas simplement pour une cause, disait le philosophe Levinas : nous bougeons pour des visages, nous nous mettons en mouvement pour des personnes qui tout à coup signifient pour nous autre chose que des idées. Nous pouvons adopter une éthique particulariste (ma communauté, notre groupe, notre peuple, ma famille, moi-même au centre…) ou universaliste. Celle-ci nous renvoie à la proposition de Kant de « traiter l’autre comme une fin et non comme un moyen », en d’autres termes « d’aimer son prochain comme soi-même ». Ce que l’on a appelé la Règle d’Or commune à un ensemble de religions et de sagesses.

L’échange peut reposer également à ce niveau sur ce que Danièle Hervieu-Léger a appelé la validation mutuelle du croire qui concerne à la fois le registre éthique et le symbolique : « ce qui fait sens pour toi fait sens aussi pour moi ». Le troisième registre de langage concerne en effet le niveau symbolique : aimer, espérer… Certains parleront également  de langage affectif-esthétique-symbolique qui n’est pas simplement le niveau religieux : la contemplation d’un paysage, d’une œuvre d’art, l’émerveillement lors d’une audition musicale, lors d’une promenade où se mêlent parfums, sons, caresse du vent ou du soleil printanier relèvent d’un autre registre que le domaine moral. Les propos du langage amoureux ou mystique ne sont pas restreints au registre factuel ou éthique. Ils relèvent toutefois d’une logique qui n’est pas simplement celle des fantasmes mais doit également se prêter à échange avec d’autres, à réflexion, à questionnement. La même peinture peut éveiller admiration chez l’un, scepticisme ou refus chez d’autres : dans un monde d’humains il est toutefois important de mettre en évidence ce qui peut éveiller à d’autres ou enfermer dans un système de pensée.

3. Vers des postures d’échange et de questionnement à taille humaine

Vers quoi voulons-nous aller ? La présentation des registres de langage invite à distinguer différents types de vérité. La vérité factuelle d’un énoncé n’est pas identique à l’affirmation du langage commun : « un(e) vrai(e) ami(e), un vrai tyran ». Dire d’une autre personne qu’elle « parle vrai » invite à scruter d’autres dimensions que celle du langage factuel tout en l’incluant. Nous avons, je pense, à réinterroger nos traditions et à nous demander ce qui fait réellement grandir en dignité et en humanité.

Les textes qui inspirent une manière de vivre, de croire, de s’engager, prêtent à questionnement, à interprétation, ils sont à reprendre dans un mouvement dans lequel nous nourrissons la conviction qu’aucun écrit ne met à l’abri, mais qu’il peut creuser en nous de nouvelles questions, nourrir une capacité de proposer nous-mêmes une pensée exposée à d’autres. Cette proposition n’est d’ailleurs pas propre au monde des philosophies et des religions ; elle est toutefois à présenter dans un contexte où un groupe peut sortir de la pensée unique. Un ami économiste racontait qu’une question qu’il posait à des cadres de direction en formation était : « Que dit gestion ? » Interloqués les membres du groupe étaient peu à peu invités à travailler leurs propres représentations, leur conception du rôle joué en société et de la manière dont d’autres percevaient leur situation.

 Quel est l’imaginaire nourri par rapport au pouvoir, à la manière de se situer par rapport à d’autres, par rapport à la posture adoptée dans la vie quotidienne ? Que signifie la séparation introduite dans telle attitude vécue au travail et telle attitude très différente adoptée dans la vie associative, la famille, les relations de quartier. Qu’est-ce qui fait sens aujourd’hui et qu’est-ce qui pourrait faire sens pour d’autres ? Cette démarche a magistralement été menée pendant plusieurs années par Jean-Pol Hecq sur les ondes de la Première et continue à nourrir d’autres séquences en radio et dans des groupes de formation permanente.

Nous aborderons dans un prochain numéro la question du conflit des interprétations, du meilleur argument et de la recherche de chaque humain à être reconnu(e) dans un contexte social bien précis, effectivement comme être humain et non comme numéro d’un ensemble indifférencié.


Joseph Pirson


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