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Le dialogue islamo-chrétien à l’épreuve

Emilio Platti
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Le 2 janvier 2018 fut enterré à Bry-sur-Marne, le père Maurice Borrmans, « un géant du dialogue islamo-chrétien », qui durant sa longue vie de 92 ans, a explicité ce que sont les rapports de l’église catholique avec les musulmans suivant les déclarations du concile Vatican II. Parmi le nombre considérable d’ouvrages et d’articles de sa main, il y a surtout Les Orientations pour un dialogue entre chrétiens et musulmans, éditées au Cerf, à Paris, en 1981. Pour nous, il n’y a aucun doute que la disparition du père Borrmans signale la fin d’une ère. Le monde a changé considérablement depuis la proclamation à Rome de La Déclaration Nostra Aetate, le 28 octobre 1965. Faudra-t-il donc reconsidérer les fondements mêmes de notre attitude envers les musulmans ?

Non seulement il y a les guerres intracommunautaires de musulmans et les centaines de milliers de réfugiés qui en sont les victimes, mais il y a aussi la sécularisation laïcisante qui s’en prend directement à de nombreux aspects de la Sharî ‘a musulmane, qu’ils soient fondés sur le Coran ou sur la Sunna, et quelles qu’en soient leurs interprétations. Le chrétien se trouve dès lors dans une situation très inconfortable, étant lui-même par ailleurs fragilisé dans cet environnement profondément imprégné d’individualisme. En tant que croyant, on l’identifie parmi les religions qui imposent aux gens des normes depuis longtemps dépassées par la modernité, et d’autre part, on le situe, soit parmi les pluralistes religieux qui manquent de critères pour se désolidariser d’une communauté qui a engendré la violence terroriste, soit parmi les islamophobes qui rejettent la religion musulmane en tant que source majeure de la violence.

Avant de nous confronter à ces défis, retournons au passé. Le père Borrmans nous rappelle en effet les grands personnages du dialogue interreligieux dont certains ont été des disciples de la figure incontournable qui a bouleversé les rapports des chrétiens avec les musulmans au vingtième siècle, Louis Massignon (+ 1962). Avec Mary Kahil (+ 1979), il fut à l’origine du mouvement spirituel de la badaliyya, qui mettait en avant l’empathie de l’hospitalité « sacrée » musulmane. Celle-ci l’avait profondément ébranlé, et fut à l’origine de sa conversion spirituelle. L’accueil de l’autre devint ainsi le fondement même du dialogue islamo-chrétien.

Il n’y a aucun doute que le père Charles Deckers, qui fut martyrisé à Tizi Ouzou, en Algérie, le 27 décembre 1994, vécut profondément cette spiritualité du dialogue quand il s’engagea à Bruxelles au Centre El-Kalima. J’étais encore jeune étudiant et je le rencontrais souvent au Centre, mais c’est au Caire, dès 1972, à l’Idéo, l’Institut dominicain d’études orientales, que j’eus l’occasion d’être imprégné davantage de l’esprit de Vatican II et de l’héritage spirituel fabuleux qui s’y déployait dans les rapports avec des musulmans. Il n’y avait pas seulement les pères Jacques Jomier (+ 2008) et Georges Anawati (+1994), et l’esprit du père Serge de Beaurecueil (+2005) qui venait de partir à Kaboul. Il y avait encore le souffle de personnages désormais disparus qui y avaient laissé leur empreinte. Le père Jomier m’invita chez Mary Kahil, je rencontrais madame Taha Husayn au salon du couvent, les pères me parlaient du shaykh ‘Ali ‘Abd al-Râziq et et du shaykh Muhammad al-Fahhâm, je rencontrais le docteur Kamel Hussein et tant d’autres à l’iftar du couvent...

Mes amis, actuellement, me demandent souvent pourquoi, tout en critiquant amèrement l’islam politique, à la fin du parcours, je semble toujours vouloir « sauver » les musulmans d’un rejet sans pardon. La raison se trouve dans cette empreinte qui s’est trouvée confirmée jusqu’à ce jour dans les innombrables rencontres avec des musulmans qui m’ont accueilli en dévoilant une foi en Dieu profondément ancrée dans leur cœur et authentiquement vécue. Un des derniers témoins d’une telle rencontre fut le père Christiaan Van Nispen tot Sevenaer (+ 2016), qui, à la fin de sa vie, avait rassemblé les témoignages de la prière personnelle de musulman(e)s qui étaient de ses ami(e)s.

Les circonstances actuelles que nous avons décrites font désormais souvent obstacle à un tel partage spirituel. Des observateurs contemporains mettent plutôt en avant l’intérêt pour les rôles de genre dans les relations entre hommes et femmes musulmanes et le principe de l’égalité des sexes qui domine en Occident, ou la question de la violence inhérente ou non à l’islam ou aux religions monothéistes… L’attention ne se porte plus à ce qui fut la recherche d’une foi commune en Dieu, mais au vécu concret de ce qu’on appelle « les croyances » plurielles des religions et les différences immédiatement apparentes. On est loin d’une recherche du Dieu commun auquel se réfère le troisième paragraphe de La Déclaration Nostra Aetate, qui soulignait l’estime pour les musulmans « qui adorent le Dieu Un, vivant et subsistant, miséricordieux et tout-puissant, créateur du ciel et de la terre, qui a parlé aux hommes. Ils cherchent à se soumettre de toute leur âme aux décrets de Dieu, même s’ils sont cachés, comme s’est soumis à Dieu Abraham, auquel la foi islamique se réfère volontiers » (§ 3.). Ce ne fut en effet nullement difficile de retrouver dans cette « foi islamique – explicitement mentionnée dans le texte latin : fides islamica », un fondement pour un dialogue islamo-chrétien.

Pour ceux qui s’engageaient dans le dialogue avec les musulmans, cette foi abrahamique partagée comprenait une vision positive de la vie humaine qui s’ouvre à un destin de salut ; une vision eschatologique que le concile Vatican II adoptait tout autant que les musulmans la retrouvent dans le Coran: « Tous les peuples forment, en effet, une seule communauté ; ils ont une seule origine, puisque Dieu a fait habiter toute la race humaine sur la face de la terre ; ils ont aussi une seule fin dernière, Dieu, dont la providence, les témoignages de bonté et les desseins de salut s’étendent à tous… » (§ 1.). L’universalité du salut proclamée pour tous les êtres humains, de par leur origine commune en Dieu, l’Unique Créateur, se retrouve en effet aussi dans la foi musulmane, qui se réfère au Coran : « Iqra' - Récitez au nom de votre Seigneur - bi-smi Rabbika - qui a créé - alladhî khalaq ; celui qui a créé l'homme - khalaqa l-insân... » (Cor. 96 :1-2). Tout, dans le Coran, nous indique que la révélation concerne avant tout cet être tout à fait particulier qu’est l’être humain. Et c'est par le Coran que Dieu, dans sa suprême bienveillance, va dévoiler ses intentions, pour que cet être humain puisse trouver son salut ; car c’est bien cela auquel doit tendre cet être créé parmi d’autres, mais ayant, lui, un destin, un destin de « salut » (salâm). Non seulement il y a une foi commune en cet unique Dieu créateur, le monothéisme, mais la foi s’étend donc aussi à l’eschatologie, le destin de l’homme, auquel l’être humain peut accéder par une vie de droiture dont la révélation indique la démarche vertueuse.

« La foi commune en Dieu » était précisément le point de départ de la célèbre conférence que le père Georges Anawati se préparait à présenter à l’Université d’al-Azhar à l’occasion du colloque de 1978, quand une délégation du Vatican dirigée par le cardinal Pignedoli (+1980) rencontra les autorités d’al-Azhar, dont le Shaykh al-Akbar ‘Abd al-Halîm Mahmûd (m. 1978). On pria néanmoins le père Anawati de ne pas intervenir au colloque, car certains shaykhs n’apprécièrent guère en effet les conclusions qu’il voulut tirer de ce principe fondamental d’une foi commune, l’humanisme théocentrique dont il était convaincu qu’il permet aux chrétiens et aux musulmans de bâtir ensemble un monde meilleur. Ce que d’ailleurs le concile Vatican II avait exprimé: « … Promouvoir ensemble, pour tous les hommes, la justice sociale, les valeurs morales, la paix et la liberté » (§ 3.). Le Dr. ‘Abd al-Fattâh Baraka allait expliciter ces critiques dans un article paru en 1979. D’après lui, la conférence d’Anawati dépouilla l’islam de l’essentiel de son crédo: la Loi positive venant de Dieu, la Sharî‘a, qui façonne un certain type d’humanité et organise la société d’après Sa volonté. D’après le docteur Baraka il est exclu que l’être humain doive recourir à ses propres facultés intellectuelles pour définir ensuite librement un projet de société. Pour lui, il était impensable que le musulman se dégage des enseignements divins pour promouvoir avec les chrétiens la société de demain. On retrouve ici un point essentiel des tensions contemporaines entre musulmans traditionnels et modernistes. Pour les premiers, il n’y a pas de loi naturelle autonome que la raison puisse analyser, et au sujet de laquelle chrétiens et musulmans pourraient convenir ensemble. Pour eux, c’est précisément la Sharî‘a, la Loi positive révélée, qui est la Loi naturelle de l’homme et qui procède de la volonté arbitraire de Dieu ; c’est celle-là que le croyant musulman doit adopter comme seule règle de vie à laquelle des croyants authentiques doivent se soumettre. L’universalité de cette Loi ne procède pas d’une certaine universalité naturelle de l’humanité, mais de l’unicité du Législateur divin.

N’ayant pu le faire lors du colloque officiel, le père Anawati présenta son texte à une réunion de dialogue de la Fraternité Religieuse dont il était un membre actif et dont faisaient partie aussi d’éminents musulmans. Sa conférence y fut très bien accueillie. Mais en lisant l’article du docteur Baraka, il a quand-même dû se dire que si celui-ci représentait le point de vue de la majorité de la communauté musulmane, le dialogue serait durement mis à l’épreuve, sinon voué à l’échec. Car on ne se rend parfois pas bien compte de l’énormité des divergences auxquelles nous sommes confrontés à ce propos.

Actuellement, c’est précisément cette problématique qui est au cœur des discussions et qui soulève les passions, même par rapport à des détails qui semblent bien insignifiants pour beaucoup parmi nous. Quelques exemples entre d’autres : ainsi, la question de l’abattage rituel des animaux du Sacrifice sans étourdissement que les législateurs ont voulu interdire. Certains musulmans y voient un cas typique où cette tradition s’impose par la Sharî‘a. Dans ce cas comme dans d’autres, on ne se rend pas compte du fait que si la majorité des élus s’arroge le droit d’imposer ses vues en légiférant chaque fois qu’on n’est pas d’accord concernant certaines pratiques, la liberté démocratique plurielle est en danger. On pourrait élargir la problématique à la question du licite (halâl) et de l’illicite (harâm) et surtout à celle du pur et de l’impur ; la pureté rituelle (al-tahâra) étant une question primordiale dans le droit islamique.

À ce sujet, on se rappellera que le philosophe et psychologue chrétien Antoine Vergote affirmait que « le binôme pur-impur appartient à la sensibilité et à l’imagination archaïques de l’humanité ». L’essentiel de son propos allait plus loin et faisait référence au Christ : « Un des traits frappants dans la personnalité et dans l’enseignement de Jésus consiste dans la libération décidée des contraintes archaïques du binôme pur-impur. Écoutons-le en l’évangile de Marc : ‘Écoutez-moi tous et comprenez ! Il n’y a rien d’extérieur à l’homme qui, pénétrant en lui, puisse le souiller ; mais ce qui provient de l’homme, c’est ce qui souille l’homme’ (7 :14-15). ‘Car c’est de l’intérieur, du cœur des hommes, que parviennent les méchantes raisons : fornications, vols, meurtres…’ (7 :21) ». On aura observé entre autres que Jésus se laissa laver les pieds par la Madeleine ; ce qui n’est certainement pas prévu par la Sharî‘a. Les Actes des Apôtres nous indiquent clairement qu’à ce sujet, les disciples de Jésus ont complètement délaissé la pratique des ablutions par lesquelles on rétablissait la pureté rituelle, ainsi que les interdits alimentaires et autres interdits rituels de la tradition juive, jusqu’à même abandonner la circoncision. Sur ces points, saint Paul a été radical dans son interprétation du message chrétien. C’est bien ainsi que l’Église primitive s’est permis de se désolidariser du peuple juif et de son attachement à la Torah de Moïse. Cette étape dans l’évolution de la pensée de l’Église a été décisive. Elle permet au chrétien actuel de se distancier complètement de l’attachement des juifs et des musulmans à des traditions qui sont liées d’une façon ou d’une autre au binôme pur-impur, que l’islam s’est approprié lui aussi. Sur ce point il est donc faux de parler de tradition judéochrétienne en y ajoutant désormais l’islam. Le chrétien n’étant pas soumis à ce type d’interdits provenant d’une Loi religieuse, qu’elle soit mosaïque ou sharî‘atique.

Cette problématique ne se réduit pourtant pas à la question de la pureté rituelle ; elle est beaucoup plus large. Elle concerne le statut de l’acte humain. Durant de nombreux siècles, la conception islamique de la Loi divine a connu des interprétations multiples que certains ouvrages modernes récents ont analysées dans le détail. Il y a entre autres un ouvrage concernant les objectifs de la Sharî‘a (Maqâsid al-Sharî‘a) qui introduit diverses catégories d’interprétation, telles que (1°) le traditionalisme qui se réfère encore toujours aux écoles de Droit médiévales, (2°) le néo-littéralisme moderne souvent lié à une idéologie politique islamiste, ou (3°) le réformisme inspiré par le grand théologien Muhammad ‘Abduh (m. 1905) et ses disciples, qui cherchent à rester cohérents dans le respect des textes fondateurs, tout en prenant en considération la raison et les sciences modernes.

Comme l’affirmait en effet Muhammad ‘Abduh dans sa Lettre sur le monothéisme, la Risâlat alTawhîd, il faut à la fois tenir ét la liberté humaine, ét la Toute-puissance de Dieu. Ainsi s’exprimait d’ailleurs aussi Louis Gardet, co-éditeur, avec le père Georges Anawati, d’une désormais célèbre introduction à la théologie musulmane : « Si l’enseignement coranique affirme l’absolue Toute-puissance divine et le Décret divin intemporel (qadar ), il n’en affirme pas moins, sur le plan temporel, la responsabilité humaine (...). Qu’est-ce que l’homme en effet ? Le lieutenant (khalîfa) de Dieu sur terre, (... qui doit) reconnaître en Dieu son Seigneur, qui le met à même d’accomplir sa destinée ». Sans cette liberté humaine qui lui donne le choix de ses actes et sans la capacité humaine d’agir librement, l’interpellation coranique n’a en effet aucun sens ; et le défi lancé aux auditeurs du Coran d’adhérer d’une façon responsable au plan divin, perd alors toute signification. Il est clair que, dans sa conférence, le père Anawati était dans cette ligne de pensée et qu’il ne pouvait donc pas vraiment prévoir l’impact foudroyant des idéologies politiques qui ont adopté jusqu’à l’extrême le point de vue du docteur Baraka de la soumission pure et simple au projet divin d’organisation de la société. Une position qui rend le dialogue impossible.

Alors qu’en Europe, des réformistes - qu’on appelle souvent « les nouveaux penseurs » -, s’attachent à intégrer la communauté musulmane dans le contexte libéral européen, d’une façon ou d’une autre, la communauté musulmane actuelle reste dans son ensemble encore très attachée au traditionalisme et à l’idée exprimée par celui-ci, que l’islam se définit aussi par l’adoption d’un mode de vie conforme à la volonté de Dieu exprimée dans le Coran et la Sunna, et que l’être humain n’a pas la liberté ni l’autonomie nécessaire pour qu’il « s’invente » librement une civilisation humaine et « se crée » lui-même les structures d’une société du futur. On s’en rend compte en prenant connaissance de certaines prises de position du grand Shaykh d’al-Azhar, Ahmad al-Tayyib, un modéré qui se défend âprement d’être radical ou exclusiviste. Ce qu’il n’est pas, en effet. Mais on y voit pourtant apparaître le traditionalisme dans l’approche littérale des textes fondateurs, là où on dit explicitement que « les textes légaux sont clairs et tranchants… et qu’il n’y a pas lieu d’invoquer l’ijtihâd – l’effort d’interprétation ». Ainsi par rapport au divorce oral (al-talâq al-shafawî) de la part du seul conjoint, à l’héritage en faveur de l’enfant mâle, à la prière rituelle pour laquelle la mixité est exclue… C’est ce type de lecture des sources de la Sharî ‘a qui fonde l’avis juridique émis, qui d’après ces autorités, s’impose à tous les musulmans sunnites. Dans ces cas-ci aussi l’islam se définit essentiellement par la soumission pure et simple à la Loi de Dieu.

Or, la problématique dépasse de loin la casuistique. La question est fondamentalement théologique. Comme le disait Louis Gardet, la grande question que suscite en effet le Coran, est celle de l’omnipotence divine et du statut de l’être humain, doté de facultés humaines qui lui permettent d’agir. On n’oubliera pas en effet un verset qui semblerait inviter à adhérer à la position pré-déterministe bien connue du « maktûb » : tout ce qui se produit est déjà fixé par écrit d’avance. Au Caire, il n'est pas rare de voir des inscriptions coraniques orner l'intérieur d'un autobus. Qu'il s'agisse de l'incitation à invoquer le nom de Dieu - udhkur Allâh - cela ne pose aucun problème. Autre chose est de lire à côté du chauffeur le verset 22 de la sourate 57 (alHadîd): « Aucun malheur ne peut atteindre la terre ou vos personnes, qu'il ne se trouve dans un Livre avant que nous l'ayons créé; et cela est certes facile à Dieu ». Tout ce qui arrive serait donc créé par Dieu? L'accident de la route qui pourrait survenir aux passagers du bus ne serait donc pas occasionné par l'action du chauffeur, ou par un manquement technique, mais l'événement aurait été créé par Dieu seul: et il aurait été « écrit » (maktûb) d'avance, d’après le décret de Dieu ? On rapporte même un hadîth mentionné dans les collections de Tirmidhî et de Ahmad Ibn Hanbal, disant que « Dieu a tout prédestiné avant la création des cieux et de la terre de cinquante mille ans ». Lorsque, le 16 décembre 2011, le jeune shaykh Imâd al-Dîn Effat, professeur à al-Azhar, fut tué sur la place Tahrir, et qu’à l’occasion de ses funérailles j’exprimais mon désarroi au portier de la mosquée d’al-Azhar, en indiquant son grand portrait dans la cour du sanctuaire, il me dit de ne pas m’en plaindre, que tout ce qui arrivait était décidé d’avance, et qu’il ne convenait pas à s’en prendre à la volonté de Dieu ! Je fus estomaqué… Mais je me rappelais aussi que, d’après cette théologie, on ne peut attribuer à d'autres qu’à Dieu d’agir dans le monde, car Il ne cesse de régir l’univers à chaque instant. Abû l-A‘lâ Maududî (m. 1979) dira qu'aucun voleur, aucun assassin, aucun idolâtre ne peut commettre son méfait, son crime, sans que Dieu n’intervienne pour que l’acte criminel se produise. Quoi qu’on en dise, il n’y a aucun doute que cette théologie prédéterministe poussée à l’extrême, ne soit à la base d’une tension incessante avec le principe d’autodétermination qui régit la modernité, qui risque effectivement de marginaliser ou même d’éliminer toute action de Dieu, comme c’est souvent le cas en Europe.

Nous savons que dès le premier siècle de l’islam, il y eut une lutte féroce entre le pouvoir Omeyyade (641-750) et le parti de Ali, mais aussi entre les défenseurs de la liberté humaine, qui attribuaient à l’être humain l’aptitude d’agir librement, les qadarites – les gens du libre arbitre -, et ceux qui tenaient une position prédéterministe soutenue par les Omeyyades, et qui perdure apparemment jusqu’à aujourd’hui. Or, c’est dans ce contexte ancien que des chrétiens tels que Jean Damascène (+ 749) ou son disciple Abû Qurrah (+ après 816) ont pris clairement position et se sont fait les défendeurs de la liberté humaine, suivis en cela par de nombreux disciples plus tardifs. Dans la communauté musulmane elle-même, la réaction ne se fera d’ailleurs pas attendre non plus : les mu‘tazilites rationalistes s’affirmaient clairement qadarites, l’être humain ayant, d’après eux, la faculté (al-qadar) d’agir librement. Position qui sera pourtant mise en cause par Abû l-Hasan al-Ash‘arî (m. 935) qui voulut surtout préserver le Mystère de Dieu face au rationalisme. Or, les chrétiens médiévaux, tels que Yahyâ Ibn ‘Adî (+974) se refusèrent de suivre cette voie. Pour ces chrétiens, la liberté, la créativité et l’autonomie de l’être humain sont toujours affirmées avec force.

Or, le réveil islamique contemporain, et surtout l’islam politique, s’appuie souvent encore sur des positions théologiques anciennes qui mettent le musulman contemporain dans une position terriblement inconfortable par rapport à la modernité. Et du fait même, certains intellectuels musulmans contemporains sont parfaitement conscients du problème que pose une telle théologie, pour autant qu’elle dénie à l’être humain une liberté de créativité qui est le fondement même d’une vision libérale du monde. Une liberté à laquelle aspirent désormais de nouvelles générations de musulmans, qui rejettent dorénavant l’idéologie de l’islam politique qui ne peut envisager la nature humaine que fixée et prédéterminée une fois pour toutes et qui a voulu imposer cette manière de voir l’Islam avec force. Ils sont nombreux à ce rendre compte aujourd’hui que les tragédies que subissent les peuples du Moyen-Orient se rattachent à de telles théologies. Mais il serait faux d’enfermer la théologie musulmane dans un carcan univoque. Des positions qadarites n’ont pas cessé d’être exprimées durant l’histoire.

Ce ne sont donc pas seulement les orientalistes qui ont rendu compte de cette problématique, il y a aussi des musulmans. Nous ne doutons plus du fait que la crise de la conscience islamique contemporaine trouve là sa source, mais aussi que suite aux révolutions et les guerres, le monde musulman est en train de s’en rendre compte et de réagir. Il y a des jeunes, en particulier, qui, dans de nombreux pays, se déclarent agnostiques ou incroyants. Car c’est au moment précis où l’Occident a avancé avec vigueur l’autonomie de l’être humain et de la nature que, théoriquement, l’islamisme en revenait à réduire considérablement la capacité d’agir librement et à nier l’existence des causes secondes! La sécularisation et la manipulation de la création, conséquences de l’affirmation d’une liberté quasi absolue de l’agir humain, sont devenues la force motrice de la société occidentale, alors que des islamistes wahhabites, mawdudiens ou autres ont tenté de combattre cette liberté-là avec le plus grand acharnement possible. Il me semble désormais que les temps ont changé ; nombreux sont les musulmans qui refusent de réduire l’Islam à un prédéterminisme primaire qui réduit la religion à un système « frigorifié » d’organisation archaïque de la société, comme le disait Mohammed Arkoun. Le réformisme refait surface, conscient du danger que désormais la foi en Dieu elle-même ne se perde…

Durant la reconquête de la ville de Mosul, qu’on pouvait suivre de quartier en quartier par des retransmissions de YouTube en 2017, on voyait des habitants s’extraire des ruines et des gravats pour chercher refuge chez les soldats de l’armée qui avançait. Tout cela était filmé et retransmis. Ainsi, un jour, je voyais une vieille femme en pleurs s’avancer vers la camera et décrire l’horreur de la guerre, la mort des voisins bombardés, l’expérience des combattants de Daesh (IS) qui l’avaient terrorisée, les enfants qui s’accrochaient aux fugitifs, pour arrêter un moment le flot de ses paroles en lâchant un cri du cœur « al-hamdu li’llâh – Dieu soit loué» : « rien de ces horreurs ne m’empêche de rendre gloire à Dieu, Il reste mon soutien dans la pire détresse » ! Répété un peu plus tard par un vieillard, pieds nus dans la boue, ce « al-hamdu li’llâh ! » était pour le témoin qui les voyait et les écoutait l’expression d’une foi au mystère de Dieu, qui surgit en toute pureté, désencrassée de toute expression humaine qui s’y agglutine normalement, pure confiance dénudée au divin Mystère. Cela n’a plus rien à voir avec une quelconque idéologie ou même théologie : c’est la conscience humaine de l’Être divin mise à nue. C’est une parole que j’avais aussi perçue dans les pleurs de funérailles, quand on est obligé de remettre à Dieu l’être cher qui nous échappe : « al-hamdu li’llâh – Dieu soit loué». Dans ce cri de la foi musulmane, rien de conceptuel n’a encore pu envahir l’expression de la foi ; c’est l’expérience brute qui surgit. On en revient à l’essentiel de la foi. Le moment où plus rien d’humain n’est resté debout pour qu’on puisse s’y accrocher… C’est à ce moment que le chrétien, spontanément, fait le signe de la croix.

C’est le moment où le Mystère surgit en quelques mots, mais qui s’échappe aussi vite, quand on s’en va discourir sur les soldats irakiens et leurs drapeaux chiites, avec Husayn, ou les Kurdes, avec leur étoile rayonnante, quand on l’enterre de nouveaux sous des symboles qui représentent toute sorte de particularité vécue de jour en jour et qui structurent notre vie. L’être humain est ainsi fait qu’il s’identifie aux particularités qui constituent son identité.

Mais le mot est lâché : on retourne à l’authenticité de la foi. Et c’est cette dimension de l’islam qu’il faut retrouver pour de nouveau accéder à ce qui est au cœur de cette religion. Non pas que la diversité des traditions humaines et de leurs symboles doivent être reniées ; elles sont l’expression même des particularités existentielles de chaque personne et de chaque groupe humain. Mais la foi retrouve au cœur de ces particularités la source divine qui lui octroie sa dignité humaine, quelle que soit la perte de toutes ces particularités qui l’identifient et qui sont plurielles.

À ce sujet il est frappant de lire les commentaires du shaykh Ahmad al-Tayyib dans son discours au Conseil Islamique de Singapore en mai 2018, où il avance des thèses qu’il a déjà présentées maintes fois dans des congrès internationaux, et qui témoignent d’un réformisme évident. Il affirme en effet que d’après le Coran les gens ont des croyances et des pensées différentes, et qu’ils diffèrent quant à leurs sentiments et leurs comportements (ikhtilâf al-nâs fî l-i‘tiqâdât wafî l-afkâr wa l-mashâ‘ir wa l-sulûk), mais surtout que cette disparité est une « sunna ilâhiyya – un mode d’agir divin », qui persistera tel quel jusqu’au jour de la résurrection. Et cette diversité concerne en premier lieu la communauté musulmane elle-même. D’après lui, ceux qui attisent les tensions entre sunnites et chiites sont des criminels : « Exploiter le désaccord entre le sunnisme et le chiisme est un moyen de déchaîner des conflits qui anéantissent des peuples ». La relation à autrui n’est pas pour le musulman une relation qui baigne dans le sang (‘alâqat aldamm). Si la mission des musulmans est en effet d’avoir foi à ce que Dieu a révélé et d’inviter les autres à adhérer à cette religion, « le Coran est plein de versets qui proclament la liberté de croyance » (al-Qur’ân mamlû’ bi l-ayât allatî tuqarrir hurriyat al-i‘tiqâd ). Entre les êtres humains, il y a en effet la fraternité religieuse (al-ukhûwa al-dîniyya), mais aussi la fraternité humaine (al-ukhûwa al-insâniyya).

Pour le Grand Shaykh d’al-Azhar, il ne faut pas débattre au sujet des articles du crédo de chacun, ce qui inévitablement mène au conflit (sirâ‘), mais le dialogue a pour but de rechercher ce que les humains ont en commun entre eux, entre les croyants et les non-croyants. « Dieu nous a en effet créés pour que nous nous connaissions entre nous, et non pas pour que nous nous combattions et que nous nous tuons les uns les autres » (réf. Coran 49 :13). Un jour que nous lui demandions au Caire de nous dire ce qu’un institut dominicain pourrait apporter au dialogue islamo-chrétien, il nous dit de prime abord : Nous n’allons pas commencer par discuter de la Trinité, c’est inutile, on s’est écharpés là-dessus depuis des siècles. J’en ai conclu ceci : que les musulmans doivent respecter, sans y souscrire, que pour les chrétiens le Christ est le meilleur médiateur de cette foi, tout autant que les chrétiens doivent respecter que nos frères et sœurs musulman(e)s peuvent retrouver dans leurs textes fondateurs la source de leur foi qui rend grâce à Dieu, al-hamdu li-llâh !

On remarquera certainement les termes employés par le Shaykh : « nabhath ‘an al-mushtarakât al-insâniyya bayna al-mu’minîn wa-ghayr al-mu’minîn », «rechercher ce que les humains ont en commun entre eux », ce qui, sans aucun doute, nous rappelle les termes employés aussi bien par le Concile que par le père Anawati pour parler de « compréhension mutuelle », et « promouvoir ensemble, pour tous les hommes, la justice sociale, les valeurs morales, la paix et la liberté ».

Après les gros attentats en Europe et la fin des révolutions au Moyen-Orient, alors que les guerres continuent et que la haine n’en finit pas, beaucoup de jeunes chrétiens et musulmans se posent d’énormes questions quant à l’avenir de leurs religions. Ils voient combien sont ceux qui en Occident délaissent le christianisme. L’idéologie dominante de liberté et d’égalité a un attrait qui semble inattaquable ; sous ses deux formes que mentionne le shaykh Ahmad al-Tayyib : la laïcité tolérante (‘ilmâniyya mutasâmiha), que nous appellerions positive, et celle qui est hargneuse (‘ilmâniyya sharisa), que nous appellerions négative. Pourtant, il apparaît très vite que la liberté et l’égalité ne sont que des concepts abstraits, alors que la diversité des êtres humains et le pluralisme des cultures s’affirment avec force de jour en jour. Il s’avère clairement que nier la réalité de la diversité pour chercher une homogénéité abstraite et creuse d’égalité et de liberté, est aussi dangereux que de s’enfermer dans une particularité de ghetto.

Or, après tant d’années, voilà que nous retrouvons dans les expressions du Shaykh al-Azhar les termes employés par le père Georges Anawati, provenant d’un humanisme théocentrique : une dignité humaine universelle fondée en Dieu et proclamée dans le message évangélique, auquel fait écho celui des textes fondateurs de l’Islam.

Nous avons indiqué qu’en fait la réponse du docteur Baraka menait à l’échec du dialogue, pire, qu’elle menait droit aux tragédies dont sont victimes encore maintenant chrétiens et musulmans. Car en effet, elle confirmait ce que dit la laïcité : que deux monothéismes identitaires absolutistes se sentent obligés à se faire la mort l’un à l’autre.

La foi, et seulement la foi, nous dit que c’est faux, car au cœur de celle-ci il y a l’ouverture à l’autre et la reconnaissance de sa dignité inviolable. C’est elle qui est absolue, et non pas des rites ou même des articulations de la foi qui sont liés à des contextes particuliers. Ce n’est que basé sur ce fondement qu’un dialogue pourra porter des fruits.


Emilio Platti


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