Querida Amazonia est un texte ouvert
Entretien avec Andrea Grillo
Andrea Grillo
Cet article n'a pas été publié dans une de nos revues
Sur son blog (confine.blog.rainews.it ) du portail RaiNews24, le journaliste et vaticaniste Pierluigi Mele interviewe Andrea Grillo, liturgiste et théologien, professeur de théologie à l’Université pontificale Saint-Anselme à Rome. Le sujet est l’exhortation post-synodale "Querida Amazonia" du Pape François.
Nous reproduisons le texte de l'interview ci-dessous.
Pierluigi Mele 16/02/2020
Professeur, l’exhortation post-synodale du pape François Querida Amazonia vient d’être publiée. Essayons d’en faire un bilan.
Pour commencer, partons de la non-prise en compte de la proposition, présente dans le document final du Synode amazonien d’octobre, de l’ordination au sacerdoce des viri probati ou, en tout cas, des diacres permanents mariés, pour résoudre le problème du manque de clergé dans de nombreuses communautés ecclésiales d’Amazonie. La proposition avait reçu l’approbation d’une large majorité des pères synodaux. Mais avait également déclenché la controverse, des attaques de la part des conservateurs et des cardinaux de curie.
Comment expliquez-vous ce comportement du Pape ? Pensez-vous qu’il ait subi de fortes pressions ?
Il y a plusieurs aspects à évaluer. D’une part, nous assistons à une sorte de "mutation du magistère synodal". Le phénomène avait déjà commencé avec le double synode sur la famille mais, depuis hier, il s’est accéléré : le document papal ne transpose pas "partiellement" le document final, mais entend explicitement "ne pas le remplacer" : il le présente tel quel et avec sa pleine teneur validée par l’autorité magistérielle. Par conséquent, il n’est pas correct de dire qu’il y aurait un "manque de considération" envers ce que le Synode avait élaboré.
Cependant, il est exact de relever que le Synode aboutit à un double niveau de déclaration, indiqué par le Pape comme double norme. C’est quelque chose de nouveau et qui crée aussi une certaine gêne, surtout au niveau "opérationnel". En fait, le document final n’a pas, nous dirions par essence, "des intentions opérationnelles", alors que l’exhortation, qui pourrait en avoir, ne croit pas devoir en proposer. Et la référence à ces deux textes pourrait générer un important conflit d’interprétations.
Mais il est certain que cette façon de procéder change le fonctionnement et la fonction même du Synode des évêques. Je pourrais dire qu’il bouleverse cette logique qui s’était imposée depuis les années 1970 et dans laquelle le Synode était destiné à ne jamais réserver de surprises. Maintenant, il en réserverait même trop ! Mais c’est un signe de vitalité et d’évolution, même si ce n’est pas encore codifié, ni immédiatement opérationnel.
Parlons encore de la dynamique ecclésiale. Pour le Cardinal Muller, ancien préfet de la Congrégation, il s’agit d’un document de réconciliation (en ce sens qu’il met fin au conflit ecclésial) ; pour d’autres il ne se ferme pas à de possibles solutions futures ; pour d’autres encore, c'est à nouveau une défaite pour François. Pour vous ?
Il est inévitable que beaucoup se soient laissé emporter par la fièvre : d'une part, nous lisons "rien ne change !" ; de l’autre, "tout peut encore changer !". Ou encore, "le pape a échoué". Je dirais que l’impression de "paralysie" qui peut certainement résulter de la lecture du texte, doit laisser place aux deux considérations suivantes.
Premièrement, le "dispositif de verrouillage" auquel nous sommes habitués depuis des décennies est stoppé. Précisément parce que les mots clé d'"impossibilité" et de "changement impossible" n’a pas été prononcé. Les questions les plus brûlantes "restent sur la table", comme l’a déclaré le cardinal Czerny. Et cela est prometteur, encore que non concluant.
Deuxièmement, le changement stylistique, ce ton poétique et prophétique des 3/4 des pages du texte (au moins jusqu’au n. 85) constitue une puissante reprise du langage conciliaire, caractéristique de l’ensemble du pontificat de François et qui s’était fait entendre dès ses premiers mots de mars 2013. C’est loin d’être un détail, ni hors de propos ; et c’est le signe de ce "changement de magistère" que certains attachés de presse, même de la salle de presse du Vatican, ont du mal à comprendre dans son intégralité et à présenter correctement.
En reprenant le document final du Synode amazonien, l’Exhortation exprime de belle manière le rêve ecclésial du Pape de développer une Église à visage amazonien, avec un fort esprit missionnaire. Mais la solution au manque de prêtres dans la région amazonienne, selon le document, serait d’envoyer plus de missionnaires en Amazonie – bref, une solution classique. Comment vont réagir les évêques d’Amazonie ?
Cette question compare en effet le ton inspiré et prophétique de la première partie avec les formules de "petit cabotinage" de la seconde. Mais en fait, ce sont des solutions qui émanent de la "forêt curiale". La forêt amazonienne, c’est dit clairement, doit en élaborer d’autres, à partir d’une culture et d’une expérience ecclésiale différentes, relevant de ce même catholicisme "romain" même si c’est loin de Rome, à 10 000 km. Sur ce point François est très honnête en admettant que les solutions doivent être trouvées et implantées par des experts "sur place" et non par le pape ou la curie romaine.
C’est très fort et très important. Et cela permet de regarder d’un œil plus serein et indulgent les passages dans lesquels la "forêt curiale" semble rester complètement étrangère à la "forêt tropicale", comme s’enlisant dans ces petites catégories coincées à la classique : "le prêtre, la femme, Jésus, Marie, la messe et la confession", formulées sans poésie et sans prophétie – comme s'il n’y en avait pas besoin.
Même à propos des laïcs et des femmes, nous espérions un progrès plus marqué. Sans doute, y a-t-il une reconnaissance du rôle majeur des femmes dans les communautés chrétiennes d'Amazonie, mais le pape redoute la cléricalisation des femmes et, du coup, clôt la question de l’ordination des femmes. Cette crainte de la cléricalisation est si prégnante ! Où est la limite du pape ?
Certes, le texte est capable de poésie même quand il s’agit de penser l’Église différemment. En profonde continuité avec la tradition conciliaire. Mais en réfléchissant à ces profils "institutionnels", le discours utilise un langage qui n’est plus de niveau. Même le terme "laïc", sollicité pourtant avec une évidente détermination et avec ouverture, est trop limité – surtout quand il est utilisé "en miroir" avec celui de "clerc". L'insistance sur les laïcs semble renvoyer à cette évocation trop cléricale des clercs et des femmes, de la prêtrise et des sacrements, mais elle paraît bien fatiguée et bien datée. Là, le rêve s’éteint en une "insomnie inquiète" avec le risque de paralysie.
Ici, par rapport à Amoris Laetitia, la difficulté de l’Église est flagrante à assimiler une théologie du ministère vraiment actualisée et commune. La théologie dynamique est plus à l’aise, aujourd’hui, pour penser la famille que le sacerdoce. Les théologiens en portent également une belle responsabilité.
Par ailleurs, comment une commission peut-elle étudier un possible diaconat féminin si c’est au risque d’exposer les femmes au cléricalisme ? Faut-il protéger les femmes de la contagion du ministère ordonné ? Ces considérations sont très fragiles en elles-mêmes et ne permettent certainement pas de comprendre la forêt amazonienne.
Mais je le répète, il est apprécié qu’elles ne prétendent pas mettre fin à la discussion, car elles laissent ouvert le texte du synode qui parle, lui, de ces questions avec compréhension de la vie, de la souffrance et de la passion.
Y a-t-il un message positif au-delà de ces "limites", pour l'Église universelle ?
Sur ce point, je voudrais dire deux choses différentes. La première concerne le caractère "spécial" du Synode sur l’Amazonie. On oublie souvent que ce synode avait, depuis le début, non pas un caractère universel mais particulier. D’un autre côté, au cours des derniers siècles, le catholicisme a eu du mal à respecter avec sérieux les particularités. Au moins dans ses trois premiers rêves, le texte est très riche quant à la "spécialisation" et réfléchit profondément aux besoins "d’inculturation" requis par cette approche.
Le second point, lié au premier, est précisément qu’au niveau universel, nous devons découvrir la valeur "particulière" des expériences ecclésiales vécues. Et nous devons être capables de concevoir des formes ministérielles, d’exercice de la prêtrise, de service dans l’Église, telles qu’exercées effectivement par des hommes et des femmes mariés, à l’abri de la logique légèrement obsessionnelle du respect de cette "forêt curiale" qui ne mesure la réalité qu’entre la via della Conciliazione et la Piazza San Pietro.
Depuis le Concile Vatican II, l’universel a été rencontré dans les cultures, les langues et les rêves de cinq continents différents. Le pape ressent aussi, dans son corps, qu’il fait partie de cette complexité interculturelle et continentale.
Venons-en maintenant aux aspects sociaux, culturels et écologiques de l’exhortation. Pour chacun d’eux, le Pape a "conçu" un rêve. Celui d’une voie amazonienne vers le développement intégral de la société. Quel genre de conséquences politiques, cette exhortation peut-elle entraîner ?
Je pense que cet aspect du texte auquel d’ailleurs est accordée une priorité absolue, peut être apprécié comme une formidable opportunité pour promouvoir la dignité et les cultures de cette région panamazonienne alors qu’elle ne les vit que dans l’incertitude et la trépidation. Ici, le texte ne me semble pas présenter d’incertitudes.
Une dernière remarque sur la synodalité. Pensez-vous que ce développement du Synode amazonien influencera le Synode allemand ?
Il n’y a pas de "synodes spéciaux ou locaux ou nationaux" que nous ayons à considérer comme des "disputes académiques" sur des sujets universels. D’autre part, des églises, en Amazonie ou en Allemagne, réfléchissent à la tradition et adoptent des orientations, des lignes directrices et des décisions. Telle est la tradition synodale. Le fait que ces possibilités soient reconnues et instituées est déjà le résultat d’une démarche de transformation que nous avons à estimer positive. Une possibilité de transformation du ministère ecclésial, ordonné ou non, est dans la logique de la tradition et des choses.
Je ne crois pas qu’il y ait, pour l’instant, une interaction entre les synodes locaux, étant donné que, même dans la tradition, il s’agit de prendre en compte des histoires et des formes ecclésiales très différentes. Comme l’a dit un bon commentateur, le document de François n’était pas intitulé : "Amazonia in veritate" ou "De virginitate in Amazonia", mais "Querida Amazonia". Une "contingence" est constitutive de la logique synodale et ne peut être dominée par aucune universalité abstraite. Prendre soin, avec passion, d’Églises particulières et locales nécessite le développement de nouvelles procédures qui émergent lentement en Amazonie comme en Allemagne. Et même à Rome, dans cette ville qui a parfois des allures de "forêt obscure" mais qui peut aussi se trouver être un bois agréable, pelouse rieuse et communauté vivante…
Andrea Grillo - Italie)
Source : https://www.adista.it/articolo/62947
Traduction : Pierre Collet