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En finir avec le cléricalisme

de Loïc de Kerimel

Pierre Collet
Publié dans HLM n°161 (9/2020)

 

Le cléricalisme ! Depuis quelques années, ce mot est devenu le symbole du ralliement des partisans d’une réforme radicale de l’Église catholique : le pape François leur donne d’ailleurs raison dans sa brève Lettre au peuple de Dieu, de l’été 2018 : « Favorisé par les prêtres eux-mêmes ou par les laïcs, [le cléricalisme] engendre une scission dans le corps ecclésial qui encourage et aide à perpétuer beaucoup de maux que nous dénonçons aujourd’hui. Dire non aux abus, c’est dire non, de façon catégorique, à toute forme de cléricalisme. »

L’auteur de l’essai présenté ici[1] est décédé en mars 2020 mais a encore pu le tenir en livre dans ses mains un peu avant sa sortie en librairie. Loïc de Kerimel n’était pas seulement un agrégé de philosophie talentueux et très engagé dans l’enseignement de cette discipline, mais il était aussi membre de l’Amitié judéo-chrétienne et acteur militant de la Conférence Catholique des Baptisés Francophones. Nous avions déjà pu bénéficier de ses remarques pertinentes en 2012 lors d’une intéressante controverse biblique avec le rabbin Gilles Bernheim[2] dans le cadre de La Manif pour tous.

Avec Marie-Jo Thiel[3], Loïc de Kerimel avait encore pu participer le 21 janvier dernier à une conférence[4] de la CCBF intitulée "Le cléricalisme comme système". Tous deux y démontraient de manière très convaincante que "les abus sexuels, abus de pouvoir, et abus de confiance" – ce sont les mots du pape François lui-même – ne sont pas de simples accidents de parcours ou des errements individuels, mais qu’ils participent d’une véritable "culture de l’abus", résultat d’interactions qu’on peut qualifier de "systémiques".

En prenant radicalement au sérieux la demande du pape François d’éradiquer le cléricalisme, de Kerimel s’est donc attelé à une analyse rigoureuse de l’émergence de ce cléricalisme dans l’histoire de l’Église. Il n’était pas le premier à se mettre à ce travail d’historien, Alexandre Faivre avait déjà bien prouvé la priorité d’une "église laïque aux origines" et Simon Mimouni également. Il était prévisible que son étude l’entraine donc beaucoup plus loin que ce qu’aurait sans doute souhaité le pape : que ce ne sont pas des dysfonctionnements et des excès dans le rapport de force entre clercs et laïcs qui sont à l’origine des "abus", mais que c’est le système ecclésial lui-même tel qu’il s’est mis en place très tôt aux origines, autrement dit « l’institution d’un sacerdoce hiérarchique impliquant cette inégalité essentielle entre clercs et laïcs, entre hommes et femmes ». Mais quand, pourquoi et comment cela s’est-il produit ? Une présentation dans la revue Esprit résume parfaitement l’argumentation de l’auteur.[5]

« Selon Loïc de Kerimel, à partir de la fin du troisième siècle de notre ère, l’Église a adopté pour son clergé les structures hiérarchiques et centra-lisatrices des lévites juifs, en les rapportant à un fondement sacré. Elle aurait de la sorte repris la matrice du judaïsme du second Temple, c’est-à-dire l’institution du grand prêtre, la distinction clerc/laïc, l’exclusion des femmes et la conception sacrificielle du culte. Le cléricalisme provient donc d’"un détournement d’héritage", celui de la vie et de l’enseignement de Jésus de Nazareth. En effet, dans la lignée des prophètes d’Israël, celui-ci a lutté, jusqu’à en payer le prix ultime, pour désacraliser la relation des humains au divin. Jésus est et demeure juif tout au long de son existence, mais ce qu’il dénonce, c’est précisément l’appropriation de Dieu par les religieux de Jérusalem. En ce sens, le christianisme était, selon l’heureuse formule de Marcel Gauchet, "la religion de la sortie de la religion". Il est fondé non sur une structure pyramidale dépositaire de la Vérité, mais sur la singularité des personnes. La parole de l’homme de Nazareth conteste en tout cas radicalement une conception religieuse centrée sur le sacré et le sacrifice, et non sur l’éthique, la vie bonne et juste. Se référant aux travaux de René Girard sur la violence et le sacré, Loïc de Kerimel dénonce par conséquent une vision sacrificielle de la foi, qui transforme par exemple ce qui était simple partage du pain et du vin, communément pratiqué lors des repas juifs, en eucharistie ritualisée, où le sacrificiel l’emporte sur l’action prophétique adressée à la part de divin présente en tout homme.[6]

Le concile Vatican II avait tenté de renverser la vapeur d’un christianisme confiné dans ces certitudes doctrinales, mais il n’a pas été jusqu’au bout, paralysé par la tendance conservatrice de certains évêques qui percevaient fort bien que de sortir du système dogmatico-disciplinaire menait à l’éclatement de l’Église et de sa structure patriarcale qui sépare l’homme et la femme, le pur et l’impur, le clerc et les autres… Le cléricalisme construit au fond un "système douanier" – une formule du pape François –, où le chrétien doit déclarer ses papiers de conformité face à une pensée magique prônée par les clercs, à seule fin de conforter leur statut et leur pouvoir sur les fidèles.

Les rapports entre judaïsme et christianisme en particulier sont analysés avec une compétence et une précision remarquables, qui en apprendront beaucoup à maints lectrices et lecteurs peu férus de cette question, qui n’est pas sans rapport avec le cléricalisme. Par exemple, selon les évangiles de Matthieu, Marc et Luc, lors de la mort du Christ, le voile du Temple se déchire de haut en bas. Cette image n’est pas anodine : elle signifie que l’espace sacré des lévites s’ouvre pour laisser entrer le peuple de Dieu, hommes et femmes, prêtres et commun des mortels. L’idéologie sacrale a toutes sortes de conséquences négatives, dont les perversions sexuelles de l’entre-soi sacral, à la une depuis plusieurs années, mais aussi des pratiques de gouvernance proches du paternalisme, voire coutumières de décisions arbitraires – car la sacralité a de grands avantages de protection et de dissimulation pour ses porteurs (c’est sa grande vertu, même s’ils ne le savent pas). […] »

* * *

On nous a tellement bien répété que le basculement du christianisme des origines en "religion instituée" était lié à l’empereur Constantin et donc à une visée politique qu’on en oublierait cette autre donnée historique de base : le christianisme était d’abord une secte juive schismatique et son insertion même rapide dans le monde gréco-romain ne pouvait pas lui faire renier ses origines génétiques … Si la présence et l’influence des judéo-chrétiens a dû diminuer au fil des deux premiers siècles au profit des chrétiens issus du paganisme, il semblerait qu’une part importante du judaïsme traditionnel, après les destructions du second Temple de Jérusalem en 70 et en 135, ait réussi à infiltrer les communautés chrétien-nes, leurs réflexions et leurs pratiques. Mimouni l’avait fort bien montré récemment[7] et Joseph Moingt écrivait à ce sujet qu’au tournant du 2e et du 3e siècle, « l’ancien avait réussi à supplanter le nouveau », entendons par là que la religion du Temple (et du sacrifice) commençait alors à l’emporter sur la communauté laïque des origines (et son égalité foncière) fondée sur la Parole. Les conséquences de cette "contre-réforme" du troisième siècle portent sur tous les aspects de la vie de l’Église, sur l’expression du contenu de sa foi, sur ses positions morales et bien entendu sur le droit et les structures qui la font fonctionner. Sont particulièrement éclairantes d’ailleurs toutes les pages où l’auteur décrit le passage voire le rempla-cement de la notion de "sainteté" par celle de "sacré".

Il faudrait bien sûr signaler les renforcements successifs de cette tendance de plus en plus hiérarchique de l’institution catholique, au moment de la Réforme grégorienne par exemple ou au Concile de Trente et, dans nos pays, avec la cléricalisation qui a suivi la révolution française. Citer aussi les nombreuses pistes de réflexion concernant le sacrifice, l’œcuménisme, la vie communautaire… On serait hors des limites d’une présentation.

Concluons[8]. « Le système clérical est-il réformable ? Il faut se rendre à l’évidence : comme le système soviétique, il n’y a que l’implosion, l’effon-drement interne qui en viendra éventuellement à bout. Mais deux verrous en assurent une incroyable faculté de résistance aux assauts du temps et aux volontés de réforme : d’une part l’organisation hiérarchique et d’autre part sa constitution en système sacrificiel. Le facteur commun de ces deux verrous, c’est le sacré. […] Pas étonnant alors que dans les ébranlements actuels, le système clérical se crispe, se centre et se concentre sur l’eucharistie conçue moins comme "repas du Seigneur" que comme trans-substantiation, ultime vestige du pouvoir du prêtre-sacrificateur à produire du sacré. La théologie eucharistique n’est autre qu’un "miroir" d’une autre transsubstantiation, celle qui, par l’ordination, fait d’un fidèle mâle un être d’une autre substance que la substance commune des laïcs que nous sommes. » Il ne faut pas craindre de s’y attaquer mais cela signifie donc que le cœur de la réforme attendue concerne l’eucharistie bien plus que la gestion de l’Église, des paroisses ou des communautés.

« La réforme décisive ne peut consister qu’à abolir la barrière hiérarchique qui interdit aux femmes[9] l’accès aux fonctions de responsabilité (mais pas de services, chacun le sait) dans l’Église. Les protestants et les anglicans l’ont bien compris, les juifs libéraux et massorti aussi. Non pas qu’il s’agisse d’ordonner des femmes […] pour reconduire le système clérical. Non, mais de rompre avec le système hiérarchique et sacrificiel et renouer avec le sacerdoce commun, c’est-à-dire avec une forme d’organisation qui serait enfin en phase avec ce que les sociétés modernes ont de plus précieux : une société de pairs (cf  Gal 3,28 : « ni juif, ni grec, ni esclave, ni homme libre, ni mâle et femelle). […] »

On l’aura deviné : il y aurait encore bien des choses intéressantes à relever de la lecture de ce magnifique travail. Nous ne pouvons que vous encourager vivement à le lire !




Pierre Collet (Hors-les-murs)

Notes :

[1]  Loïc de Kerimel, En finir avec le cléricalisme. Préface de J.L. Schlegel, Seuil, 2020, 302 pages, 21,90 €.

[2]  C’était à propos de la prétendue "complémentarité homme - femme" selon Genèse 1,27 et ses conséquences sur la confusion entre sexe et genre, entre nature et culture : https://www.dieumaintenant.com/questionsaugrandrabbingillesbernheim.html. Reprise du débat en 2019 : https://baptises.fr/content/il-ne-a-pas-crees-homme-femme

[3]  Marie-Jo Thiel, L’Église catholique face aux abus sexuels sur mineurs, Montrouge, Bayard, 2019, 720 p. C’est "la" somme sur cette question, l’auteure étant docteur en médecine et docteur en théologie. Elle est la directrice du Centre européen d’enseignement et de recherche en éthique (CEERE) à Strasbourg. 

[4]  On peut écouter la présentation par l’auteur sur https://baptises.fr/content/clericalisme-comme-systeme-ii (28 minutes). Quant à la communication de Marie-Jo Thiel, elle est également en ligne sur https://baptises.fr/content/clericalisme-comme-systeme-i (33 minutes).

[5]  Les trois § suivants reprennent une partie de l’article de Jacques-Yves Bellay dans Esprit, juin 2020 : https://esprit.presse.fr/actualite-des-livres/jacques-yves-bellay/en-finir-avec-le-clericalisme-de-loic-de-kerimel-42794; on lira aussi avec intérêt l’article de Christophe Henning dans La Croix du 18 juin 2020 : https://www.la-croix.com/Culture/Livres-et-idees/racines-millenaires-clericalisme-2020-06-18-1201100432 et celui d’Alphonse Limousin dans http://courrier-francais.com/region-eo/le-livre-dun-chretien-engage-contre-le-clericalisme/

[6]  L’auteur commente aussi l’influence de la Lettre aux Hébreux dans la "sacerdotalisation" du Christ puis deshiérarques de l’Église (pages 101-110). On se référera aussi à l’article que nous avons publié d’E. Hoornaert,Prêtre pour l’éternité ? Relire la Lettre aux Hébreux :http://www.paves-reseau.be/revue.php?id=1518  (NDLR)

[7]  Simon Claude Mimouni, Jacques le Juste, frère de Jésus de Nazareth, Montrouge, Bayard, 2015.

[8]  Ces deux § reprennent les conclusions de la présentation par l’auteur à la conférence citée https://baptises.fr/sites/default/files/textes-videos/2020-janv-20-kerimel-thiel-sortir-du-clericalisme.pdf

[9]  Tout le chapitre 14 porte sur l’exclusion des femmes qu’il considère comme une composante "consubstantielle" au cléricalisme.



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