Une assemblée générale interactive … et studieuse avec Ignace Berten
Pierre Collet
Publié dans HLM n°104 (6/2006)
Comme annoncé, l’Assemblée Générale de Hors-les-Murs devait être le moment d’une réflexion et d’un débat autour de la question du prêtre, des ministères, d’un « service de la présence du Christ » qui concerne tout le monde, … les prêtres en fonction évidemment, mais peut-être aussi ceux qui ne le sont plus, et celles et ceux qui continuent d’espérer quelque chose de l’Église et de sa fidélité à l’esprit de Jésus.
Plusieurs d’entre nous avaient préparé sur le sujet une petite intervention, un témoignage de leur vécu, une expression de leur attente, une réflexion sur la situation actuelle. Et le débat s’est ouvert de la manière la plus naturelle, bien plus riche encore qu’on ne l’avait espéré.
Puis est venue la communication de notre invité, Ignace Berten, théologien dominicain, dont on pourrait résumer les propos sous cinq sous-titres :
L’occasion ou le prétexte…
C’est que nous l’avions invité à la suite d’un papier d’humeur paru dans l’Appel : « Et si je demandais ma réduction à l’état diaconal… ». Il y réagissait à la brochure de la commission épiscopale belge Ministères ordonnées et autres ministères, une manière de dire qu’il ne pouvait absolument pas se retrouver dans cette manière d’aborder les questions, mais aussi de dénoncer l’impasse et le blocage dans lesquels se trouve l’Église catholique aujourd’hui concernant cette question des "ministères". Et de rejoindre pas mal des critiques des participants de l’étape précédente, celle d’une théologie "ontologique" du prêtre, et celles de quelques évidentes contra-dictions : affirmer d’un côté que l’eucharistie constitue le cœur et le fondement de toute vie chrétienne, mais conditionner son accès à la présence de prêtres de plus en plus rares et dont le modèle est inchangeable ; restructurer et inviter à l’engagement des laïcs, mais refuser de partager réellement les responsabilités et les décisions. « Pour en sortir, il faut changer de perspective – et cela fait 30 ans qu’on le proclame : il faut partir de la base. De quoi nos communautés ont-elles besoin aujourd’hui pour vivre… ? »
Un cadre pour poser la question
Il n’y a pas d’incarnation historique possible de l’évangile sans une institution sur laquelle celui-ci puisse s’adosser et les communautés s’appuyer. L’Église catholique est épiscopale, c’est sûr, et l’évêque a un rôle de lien de communion au niveau de l’Église locale et de communion avec les autres Églises locales. Et quant au contenu, il a d’abord une responsabilité de vigilance évangélique. Une institution donc, avec des permanents, engagés à vie, célibataires ou mariés, hommes ou femmes. Avec aussi des religieux, célibataires par vocation et par choix, qui aient un ministère propre, normalement pas de présidence, mais de service spécifique, spirituel, théologique, etc. Et avec des ministères beaucoup plus nombreux, temporaires, certains par délégation et sans exclure la dimension sacramentelle (c’était un peu la ligne de fond des témoignages de notre HLM n° 102 sur les ministères de femmes).
Un cadre d’Église, une attention aux besoins des communautés, des ministères. Et puis le fonctionnement de tout cela dans les communautés. « Je pense qu’il y a diverses manières de concevoir comment ces personnes seront choisies, par quel type de consultation, élection ou non, et qu’il y a de multiples voies possibles dans la structure sacramentelle de l’Église. Et cela à l’intérieur d’un fonctionnement qui devrait être plus démocratique. »
Deux questions actuelles : les eucharisties sans prêtre et l’ordination des femmes
Il y a chez nous des communautés de base qui célèbrent l’eucharistie sans prêtre, et cela pour deux raisons. Soit parce qu’il n’y a plus de prêtre, en tout cas de prêtre "adéquat" pour ce genre de communauté. Soit par option, comme plusieurs l’avaient exprimé le matin, parce que c’est la communauté qui célèbre. « Je constate et je comprends, nous dit Ignace, parce que les structures actuelles de l’Église ne correspondent plus aux besoins. Je n’approuve pas, je ne désapprouve pas non plus. Car d’un côté, cela fait vivre les gens qui le font. Mais d’un autre côté, ça n’a pas d’avenir. Ce sont des communautés où on vieillit ensemble et où il est impossible d’inclure des jeunes. Cela ne veut pas dire qu’il faut arrêter ce genre d’expérience, mais il faut au moins se poser la question. »
L’autre question, c’est les femmes ordonnées prêtres et évêques. On peut facilement comprendre qu’on en arrive là : l’accaparement du pouvoir exclusif par les hommes, le refus de considérer les femmes sur pied d’égalité, l’interdiction même de se poser la question… Il fallait que ça craque ! « Mais je m’interroge sur la théologie et l’ecclésiologie sur lesquelles s’appuient ces ordinations : quel rapport à l’Église ? Quel est le sens de cette sacralisation de la tradition apostolique "matérielle", de la chaîne ininterrompue des ordinations ? Est-ce là le cœur et le sens du sacrement ? Je pense que la tradition apostolique, c’est la tradition dans la communion des Églises et pas d’abord cette chaîne matérielle. Pour moi, c’est une véritable dérive sacramentelle qui met à mal la communion de l’Église. »
Un exemple éclairant
« Il y a une bonne quinzaine d’années, dans le Nord du Guatemala, il y a eu une persécution extrêmement violente des communautés indiennes par des paramilitaires soutenus par le gouvernement. L’Église assez présente soutenait la résistance des Indiens, entre autres par des communautés de base. Un certain nombre de prêtres ont été assassinés et les délégués de la parole, surtout des femmes, donc des ministères laïques, sont venus trou-ver l’évêque : "Si on continue comme ça, vous allez tous y passer. Mais nous, nous avons besoin de vous vivants. Nous vous demandons de partir : confiez-nous le diocèse, en attendant que les choses se calment." Terrible crise de conscience de l’évêque, qui consulte et finit par accepter. Et l’évêque et tous les prêtres quittent le diocèse et confient les communautés aux gens. Plus tard, on a fait des interviews parmi les indiens des montagnes ; et qu’ont-ils raconté ? "Et bien, on a fait comme avec les prêtres, on s’est réuni au nom du Seigneur, on a partagé la tortilla…" Les communautés étaient en danger de mort et pour survivre elles ont fait mémoire du Seigneur. Que faisaient-elles, sinon l’eucharistie ? Infiniment plus vraie, infiniment plus vivante que la plupart de nos eucharisties à nous. Et si on ne peut pas tirer toute une théorie de ce qui s’est passé là, une théorie qui ne permettrait pas cela, qui ne serait pas capable de reconnaître ces célébrations comme authentiquement eucharistiques, cette théorie, cette théologie ne tient pas. Revenons au sens même du sacrement. »
Retour sur Vatican II : trois critères indissociables
« Le texte théologique le plus fondamental et peut-être aussi le plus neuf de Vatican II, c’est celui sur la Révélation. Après plusieurs blocages, c’est à peu près le dernier texte à avoir été voté. L’article 8 surtout est très important et a d’ailleurs rencontré bien des obstacles :
« Cette Tradition qui vient des apôtres se poursuit dans l'Église, sous l'assistance du Saint-Esprit : en effet, la perception des choses aussi bien que des paroles transmises s'accroît, soit par la contemplation et l'étude des croyants qui les méditent en leur cœur (cf. Luc 2, 19 et 51), soit par l'intelligence intérieure qu'ils éprouvent des choses spirituelles, soit par la prédication de ceux qui, avec la succession épiscopale, reçurent un charisme certain de vérité (…) »
Le développement de la foi repose donc sur trois instances :
- la contemplation et l'étude des croyants qui les méditent en leur cœur, donc le travail des théologiens, pas nécessairement les théologiens professionnels mais tous ceux qui par leur compétence réfléchissent ;
- l'intelligence intérieure qu'ils éprouvent des choses spirituelles, c’est le sensus fidei, le sens de la foi de la communauté ;
- la prédication de ceux qui, avec la succession épiscopale, reçurent un charisme certain de vérité, c’est les évêques bien entendu, mais si dans les rédactions antérieures on faisait intervenir le ministère du pape et l’infaillibilité, cela a été exclu à une énorme majorité par le concile.
Ce qui est intéressant, c’est l’articulation de ces trois pôles. Et c’est cette articulation qui ne fonctionne absolument plus aujourd’hui. La première expression historique de cela a été Humanae Vitae, quand Paul VI a pris sa décision contre la commission de consultation qui représentait à la fois les théologiens et les mouvements familiaux, donc les deux premiers pôles dont on a parlé. C’est une rupture historique de la « Tradition » et du sens de l’autorité dans l’Église.
En ce qui concerne la théologie des ministères, les trois pôles éclatent complètement aujourd’hui. Ils ne s’articulent plus positivement dans un rapport d’appui mutuel, et l’isolement de chacun des trois menace d’erreur chacun des trois. Et dès lors, le magistère de l’Église (3e pôle) n’est plus dans les conditions d’assurer la vérité évangélique car il se coupe de son rapport aux deux autres pôles. À partir du moment où un certain nombre de choses sont exclues du débat de l’Église, qu’il n’y a plus de parole ouverte, que les théologiens eux-mêmes sont menacés, cette articulation nécessaire ne fonctionne plus. C’est ce qui se passe avec les communautés de base, et c’est typiquement le cas de l’ordination des femmes. Dans la situation actuelle, ce genre de choses est un peu inévitable et c’est toute l’Église qui en souffre. C’est très inquiétant. Je ne suis pourtant pas définitivement pessimiste : à travers l’histoire, l’évangile a réservé bien des surprises ; et puis, même si en attendant, ça cause souffrance et dégâts, je pense que la force de la transformation culturelle est irréversible. C’est pour l’avenir et je ne le pense pas tellement lointain… »
Très grand merci à Ignace Berten, pour cet éclairage aux accents nouveaux, pour ces repères qui nous aident indiscutablement à mieux situer nos interrogations, et pour l’amitié une nouvelle fois manifestée !
Pierre Collet (Hors-les-murs)