Le visiteur du soir
Jean-Marie Culot
Publié dans HLM n°94 (12/2003)
Jean-Marie Culot
La feuille paroissiale toutes-boîtes de Mirwart invitait les paroissiens du secteur de Saint-Hubert à rencontrer leur évêque en visite pastorale. Voilà l’occasion, rare, de voir ce qui se passe dans le concret, sur le terrain, à bonne distance des rumeurs ou des brusselse-kletspraatjes. Que vont se dire l’évêque et les gens du coin, quelles sont leurs préoccupations ? Non pas ce que j’imagine au filtre de mes a priori, mais ce qu’ils vont simplement se dire. Moment de grâce ?
Bijou borquin, l’église Saint-Gilles est émouvante ce soir, touchée par l’éclairage : la rugosité de sa muraille, l’élégance de la toiture moirée, la grâce du chœur gothique. Les quelque 40 participants se reconnaissent, se saluent aimablement ; des laïcs, une religieuse, me semble-t-il, et trois prêtres : les représentants des 7 ou 8 paroisses constituant le ci-devant secteur. Chevelures à dominante argentée. Devant l’autel, comme en réplique, une table et un verre d’eau attendent l’invité qui se présente au terme du quart d’heure académique. Clergymen discret, un peu serré aux entournures, la démarche déliée. La tempe pas encore argentée.
Le doyen annonce le sujet : Monseigneur va nous parler du secteur, des secteurs, et nous l’espérons tous, Monseigneur, de leur avenir. Je suis ravi : ce n’est pas tous les jours que j’ai à entendre une voix dite autorisée traiter de l’avenir des ministères, thème majeur chez HLM. Je me cale sur ma chaise, c’est parti pour une heure et demie !
Mais d’abord une prière, si vous le voulez bien. Car chaque participant s’est retrouvé avec un petit dépliant en mains, Vierge de Beauraing et Esprit en gloire baroque sur la couverture, prière rédigée par Monseigneur à gauche, panorama des différentes vocations à droite. Et tous invités à réciter en chœur la prière : en bref, demande d’intercession au Maître de la moisson pour le recrutement des ouvriers, et demande à Marie de se pencher sur « la pénurie spirituelle qui mine nos sociétés d’opulence ».
Le sujet sera donc bien, chers amis, les secteurs du diocèse de Namur. Avec un objectif annoncé d’emblée : encourager les paroisses à travailler ensemble, ranimer la confiance et susciter l’espérance. La conférence se déroule dans les règles du genre : élégance de l’élocution, clarté de l’exposé, aisance, ci et là, la pointe d’humour. On est impressionné par la maîtrise du sujet, la force de la conviction, on se laisserait gagner par la confiance, ou presque, et on sortirait rassuré.
Oui, les difficultés ne manquent pas et semblent même s’accumuler : chute de la pratique (à 10% de la population belge), vieillissement du clergé, diminution des vocations, indifférence à l’Église, scandales ecclésiastiques. Et difficultés particulières pour la vitalité des secteurs, tels qu’esprit de clocher, attachement à un sacré ou à une liturgie sans contenu de foi… L’exposé des difficultés est circonstancié, serein, donne l’impression d’exhaustivité. Un pasteur n’est-il pas là pour débusquer les difficultés, les analyser et les affronter ?
Et l’avenir, alors ? Pour les 100 secteurs (900 lieux de culte), il ne s’agira plus de leur attribuer plus de 1000 prêtres ; ceux du moment, 70 ans de moyenne, patientent d’ailleurs aux portes de la pension … ou de la vie éternelle. Ils seront quelque 250 pour le diocèse, quelque 150 pour les secteurs paroissiaux. Faites-le compte : par an, 5 séminaristes ordonnés, plus 5 prêtres dits étrangers accueillis en nos jachères missionnaires : plus jeunes, bien répartis sur la pyramide des âges. Il y aura quelques diacres aussi, un chouia plus qu’aujourd’hui. Et des assistants paroissiaux, plutôt des assistantes paroissiales, une centaine plutôt que les 60 actuelles. Ne manquons pas de mentionner les auxiliaires apostoliques. Enfin, bien sûr, il y a, il y aura l’apport des laïcs bénévoles, attendus avec leur compétence et leur dévouement « pour pénétrer de l’Évangile les réalités de ce monde, amour, famille, travail…. » et « assumer des services dans l’Église », les chorales, les conseils de fabrique, la catéchèse… « Appelés à sanctifier le monde de l’intérieur », du Vatican II tout craché !
L’avenir est ainsi assuré, car on ne doit pas s’en référer au passé : il y avait pléthore de clergé depuis le XIXe ! Avec 1,5 prêtre par secteur (de 7 à 10 paroisses), nous serons « plus confortables » que la moyenne des terres catholiques de par le monde. Et les lieux de culte ? Va-t-on fermer des églises ? Sujet éminemment sensible, guetté par le public. Il y aura toujours des cérémonies. Non, l’exemple français n’est pas convaincant : pas trop, oui, assez peu, il y aura peu de célébrations animées par des laïcs. Il s’agira plutôt de tournantes, assurées par un clergé qui doit cependant se ménager, vivre de préférence en équipe, assurer une hygiène de vie dont l’absence pourrait être si néfaste pour le célibat. Conclusion, la formule des secteurs est prometteuse, très porteuse, confortant les multiples énergies. La pêche sera miraculeuse … pour peu que l’on s’en remette aux indications de Jésus.
Cinq minutes de pause, le temps pour l’auteur de faire distribuer d’autres productions personnelles, gratuites, dont une brochure sur les secteurs paroissiaux. Et de présenter un document des évêques, « genre catéchisme » se hasarde le doyen. Mais à voir le chapitre sur l’Église s’intituler « l’Église, Épouse du Christ », je n’y ai pas risqué mes 10 €.
Restaient vingt minutes de « questions que l’on peut poser à Monseigneur », mais on ne doit pas déborder 10h15, comme dans les bonnes réunions. Viennent alors quelques questions, style « la profession de foi, à Smuid ou à Libin ? ». J’en retiens cependant trois car, brusquement, les problèmes de fond sont abordés. Une question du doyen : « A partir de combien de fidèles faut-il arrêter les célébrations ? ». Tiens ! la désaffection pourrait-elle donc se poursuivre ? Et surtout deux questions de fond posées par deux femmes : « Qu’est-ce qu’on doit dire à nos enfants ? » et « Que valent les cours de religion ? ». Tiens ! le message chrétien ferait-il question ? Mais l’interrogé nous rassure : ce sont de bonnes questions…, mais il n’y a pas de chiffre fétiche d’assistants à un office, il y a de bons et de moins bons cours de religion, c’est comme cela aujourd’hui, et les jeunes d’aujourd’hui, ils zappent même en religion, il y faut une pédagogie renouvelée, par exemple des pèlerinages de jeunes à Beauraing. Pas d’autres questions ?
J’ai regardé cet homme fonctionner pendant 2 heures, impressionné. Pour reprendre le terme qu’il n’a pas pu s’empêcher de choisir tout en le récusant : fonctionner en manager, manager de ressources. Réussir ce que j’appelle, un rien caricatural, un show : énumérer les difficultés du moment pour montrer qu’on n’en esquive aucune, analyser les ressources disponibles avec étalage de lucidité, présenter ses options d’avenir comme évidemment pertinentes, ne laisser apparaître aucun doute, ne pas hausser le ton, présenter les choses comme allant de soi, assurer et rassurer. L’exercice était d’autant plus remarquable que le contenu à faire passer était en substance, – dites-moi si je caricature : dans 10 ans vous aurez 150 prêtres en paroisse, africains, polonais ou séminaristes du cru purs et durs, pour 900 lieux de culte ; plus une centaine d’assistantes, elles, choisies et acceptées par les paroisses. Et c’est très bien comme cela, très bien ! Mieux que la moyenne dans la chrétienté.
Au fil des deux heures, je ne pouvais me départir d’un malaise. Que la conception préconisée des ministères soit à quelque distance de la mienne et, je crois, de celle d’HLM, je m’y attendais. Que le Seigneur Jésus soit prié comme « Pasteur du troupeau, Époux fidèle de l’Église, Berger de toutes les brebis », ne me choquait pas, révérence aux symboles bibliques et peu importe mon peu d’attrait pour l’imagerie ovine ! Que Marie soit « Épouse de l’Esprit Saint », je trouvais cela sympathique. Que les ministres « ordonnés en vue de dispenser les dons de Dieu » soient les évêques, les prêtres et les diacres, admettons. Que les prêtres « participent au sacerdoce de l’évêque », je le découvrais.
Il y avait autre chose. Monseigneur était venu rassurer, et ne me rassurait pas. Dieu sait pourtant si besoin il y a. Autant que beaucoup de mes contemporains, j’ai éprouvé, j’éprouve la difficulté à me situer, à me trouver une place ; plus que d’autres peut-être, ou en tout cas, avec cette particularité qui tient à l’abandon d’une fonction sociale rigoureusement définie. Le sentiment d’exister était indissociable de la fonction sacerdotale. Je tentais de penser, d’agir. Mais, indissociablement, je pensais selon ce qu’il fallait penser pour les élèves, pour les paroissiens ; ceux dont j’avais la charge tout à fois m’aidaient à exister et me dépouillaient de mon existence, de ma liberté de juger, persuadé que j’étais de la nécessité d’être conforme. De par la fonction, je ne passais pas inaperçu, j’étais accompagné, annoncé, reconnu, sans même le chercher ; les repères traditionnels permettaient de m’orienter. Sortant de ce cadre, j’ai eu, comme tout un chacun aujourd’hui, à trouver une place, un rôle, une identité, comme homme, comme père, comme travailleur, comme troisième âge, comme croyant. Prix de la liberté. Peu de repères nous aident à trouver ce que nous sommes. Et voilà que j’avais devant moi le représentant légitimé de l’Église, traçant les repères pour l’avenir avec intelligence, aisance, assurance. Pourquoi un malaise ?
Il m’a semblé voir cet homme créer, au fil de la soirée, un cercle de solitude. Il a parlé, parlé pendant une heure et demie. Aux laïcs venus le rencontrer et, il me semblait, lui dire leur disponibilité, il a fait marmonner une prière construite sur une conception très particulière des ministères, il a répondu distraitement à leurs questions de fond, n’a sollicité leur disponibilité que pour des services annexes, a longuement exposé ce que seront « ses prêtres » dans 10 ans, s’est référé à ses propres écrits, a annoncé d’autres écrits encore « pour répondre aux questions », ne les a pas interrogés sur les perspectives annoncées mais a décrété que ce seraient des lendemains qui chantent. Le conférencier déroulait un texte. Mais le public était-il venu à une conférence ?
Et cette assurance ne me rassurait pas. Cette image de forte identité, c’était celle de la fonction, derrière laquelle je ne percevais pas l’homme. Et la tentative de convaincre ou de rassurer était déforcée par des éléments parasites : la redite de formules surannées, la condescendance hiérarchique, la préférence pour le conforme. Car, n’est-ce pas aussi votre avis ?, l’Église ne peut être qu’incomprise, elle qui propose l’idéal dans une culture matérialiste, « dans le monde » ! Et que sont les ministres ordonnés, selon le dépliant publié par le Service diocésain des vocations, sinon ceux qui ont été choisis « en vue de dispenser les dons de Dieu » ? Et que sont les prêtres sinon des ministres « participant au sacerdoce de l’évêque » ? Et qui figure en tête de liste de « la vie consacrée », sinon « les vierges consacrées au Christ-Époux par l’évêque diocésain ». Et je citerai pour finir, mais c’est aussi pour la vibration dont tressaille le vocabulaire, les « auxiliaires de l’apostolat : femmes laïques appelées par l’évêque à participer à son apostolat en se livrant tout entières, dans le monde, à la communication de l’amour de Dieu ».
Le peuple de Dieu et son pasteur. Aurai-je aperçu, ce soir-là, dans la chaleureuse église Saint-Gilles, secteur de Saint-Hubert, l’image de l’Église de demain ? (À suivre)
Jean-Marie CULOT, HLM, 4 octobre 2003
Jean-Marie Culot (Hors-les-murs)