Faut-il un prêtre pour qu'il y ait une messe ?
La difficile sortie d'un catholicisme magique
Gérard Fourez
Publié dans HLM n°110 (12/2007)
Aujourd'hui, la question se pose de plus en plus souvent : « Trouvera-t-on un prêtre pour dire la messe ? ». Et d'ajouter qu’ "une assemblée de prière sans prêtre (Adal), ce n'est pas une Eucharistie. Il faut un prêtre pour cela".
Il est difficilement niable que beaucoup de catholiques ont eu une conception assez magique du rôle du prêtre. Souvenons-nous de ce film qui, il y a un demi-siècle, posait la question de savoir ce qui se passait si un prêtre défroqué disait, par dérision, les paroles de consécration sur une bouteille de vin, dans un restaurant. Les paroles de la consécration étaient (et sont encore parfois) vues comme un rituel magique. De même, il était généralement admis que la présence d'un ecclésiastique ordonné donnait une valeur spécifique à l'extrême onction ou à d'autres sacrements. Cela a d'ailleurs conduit des prêtres à se plaindre d'être devenus de simples "distributeurs de sacrements". Dans la même perspective, on donnait une valeur quasi magique au fait qu'un évêque soit juridiquement le successeur des apôtres. Il a fallu attendre le dernier concile du Vatican pour que des théologiens rappellent qu'il y a Église chaque fois que quelques-uns se réunissent au nom de Jésus et de son Évangile.
Après tout, ne serait-ce pas un reste de paganisme que de donner une importance quasi magique à la présence d'un prêtre dûment ordonné ? Et ce reste de magie est encore plus important quand on croit qu’il sauvegarde la dimension verticale du christianisme. Les débats autour de la messe "dos au peuple" et dans une langue que les gens ne comprennent pas, peuvent symboliser les enjeux de ces développements théologiques qui ont suivi le Concile.
Qu'est-ce qui fait qu'il y a une Eucharistie ? Est-ce la présence du prêtre ou l'existence d'une communauté qui, à la suite de Jésus, dit : « voici ma vie que je donne » ? Ce ne sont pas les paroles de la consécration qui font qu'il y a Eucharistie et que Dieu est présent. C'est l'engagement de la communauté suscité par l’Esprit et par l’Evangile. C’est ainsi que, quand une communauté se réunit pour faire mémoire - en paroles et en actions - de la bonne nouvelle en Jésus-Christ, elle célèbre l'Eucharistie, qu'un prêtre ordonné soit présent ou pas. De plus, en agissant ainsi, les individus rassemblés deviennent une communauté d'Église, Corps du Christ.
Cela ne veut pas dire qu'il ne faille pas des ministres (des serviteurs) de la communauté, pour la réunir, pour parler en son nom, pour proclamer le pardon de Dieu, pour dénoncer officiellement en son nom les injustices, pour accueillir en son nom de nouveaux membres, pour animer des réunions et des célébrations, etc. L'important, c'est que la communauté soit vivante et libératrice. Le rôle d'un prêtre, c’est de rendre cela possible ; mais sans prêtre, une communauté peut aussi être vivante et libératrice. Ce fut un des grands apports du concile de restaurer la primauté de la communauté ecclésiale par rapport à ses ministres.
Certaines personnes ont un charisme qui leur permet de bien animer la communauté. Elles peuvent exercer un leadership dans la communauté pour autant que celle-ci les mandate pour le faire. Cela a une dimension juridique liée au fonctionnement institutionnel de la communauté. Car il ne serait pas bon que ceux qui conduisent la communauté se donnent à eux-mêmes un mandat de leadership. Et si la communauté confère des pouvoirs à certains de ses membres, ce n'est pas pour qu'ils dominent ou s'estiment indispensables. Et ce n'est surtout pas pour que le service rendu à la communauté devienne un facteur de conflits inutiles. Sur de telles bases, une dynamique peut s’instaurer entre la communauté et ses animateurs. Parce que certaines personnes ont un charisme spécifique, la communauté (l’Église) les ordonne (c'est-à-dire, les mandate). Et parce qu'elles sont mandatées, elles peuvent réunir la communauté sans la violenter. Mais s’il n'y a pas de ministre ordonné, cela ne veut pas dire que la communauté ne peut pas vivre et célébrer l'Eucharistie. Les ministères, le droit canon et les sacrements sont pour l'Église et non pas le contraire. Et si une communauté vit selon l'Évangile, ne pourrait-on pas dire que l’Église supplée à son man-que juridique éventuel ? Et si les ministres de l'Église devenaient un obsta-cle à la vie de la communauté, n'y aurait-il pas là une certaine perversion ?
Et le rôle des évêques dans tout ça ? N’auraient-ils pas, en premier lieu, une mission d'union de la communauté ecclésiale, basée sur l'Évangile ? La tradition les voit comme les successeurs des apôtres mais ce ne sont pas eux seuls qui font l'Église. Et si une dimension juridique et institutionnelle est importante pour que la communauté chrétienne n'opprime pas ses membres, cette dimension doit toujours être au service de la communauté.
Qu'est-ce que ces réflexions impliquent concrètement pour nos communautés chrétiennes du monde industrialisé ? La conception magique du sacerdoce n'y est plus guère acceptée, mais, la plupart du temps, ni les paroisses, ni les discours pastoraux du magistère n'ont pas encore trouvé un souffle neuf et un nouveau rythme pour vivre l'Évangile. La mentalité magique reste plus présente qu'on ne le croit. Souvent, on continue à perdre du temps et de l'énergie à chercher des prêtres "pour dire la messe" ou pour conférer d'autres sacrements. On fait aussi voltiger les prêtres pour accomplir les rituels sacramentaux dans diverses paroisses, alors que ces communautés pourraient se débrouiller elles-mêmes pour cela. Sans doute est-il important qu’elles instituent de nouveaux types de ministères et qu'elles se persuadent que là où deux ou trois sont réunis à cause du Christ, celui-ci est au milieu d’eux. Cela implique sans doute un changement dans les règles juridiques qui légitiment les pratiques de ces communautés. Mais cela ne supprime pas l'importance d’un droit qui est une sauvegarde contre les prises de pouvoir dans la communauté.
Quant au rôle de ceux qui ont déjà été ordonnés prêtres ou évêques, il semble que les aléas de l'histoire les appellent à assumer un rôle de "passeurs". La conception selon laquelle les prêtres et les évêques étaient plus vus comme des chefs, voire même des princes de l’Église, se modifie. À l’image de la société civile, où on refuse toute idéologie qui proclame que "l’État c'est moi", l’Église ne peut être réduite au pape, aux évêques et aux prêtres. On les considère de plus en plus comme des personnes qui ont reçu mandat (c'est-à-dire : ont été ordonnées) pour favoriser l'union, comme le Christ et les apôtres ont été conduits à le faire. Quant à l'ordination, elle n'est pas à prendre comme la transmission d'un pouvoir magique, mais comme la reconnaissance et la célébration d’un don de Dieu : c’est un effet un don que de recevoir un leader qui anime une communauté et qui la respecte.
Il est clair qu'une telle perspective secoue un peu certaines théologies classiques. Dans la mesure où elle s’éloigne de certains enseignements pastoraux du Magistère de l’Église sur les ministères ordonnés, il faut l’aborder avec prudence. Mais tout bon scribe du Royaume n'est-il pas quelqu’un qui sait interpréter les signes des temps (Mt 16:3) et trouver dans son coffre du vieux et du neuf (Mt 13:51) ? On pourrait ajouter que c'est cela, faire de la théologie.
Gérard Fourez (Communautés de Base)