Publications

Rechercher les articles
par mot du titre ou mot-clé :

présentés par :

année et n° (si revue):

auteur :

Jacques Derrida et la déconstruction

Louis Fèvre
Publié dans Réseau Résistances n°50 (3/2008)

Derrida est le philosophe français auquel est attaché le mot de déconstruction, car il en a été le penseur, jusqu’à sa mort, en octobre 2004. Fred Poché, un universitaire français, a publié, trois ans plus tard, à la Chronique sociale, le livre "Penser avec Jacques Derrida, comprendre la déconstruction".


Le mot de déconstruction peut nous étonner. Il fait penser à destruction, mais ce n’est pas la même chose. Il serait plus juste de parler de démontage. On démonte une mécanique, ou même un édifice. La démolition d’une maison la détruit en ne laissant pas grand-chose à récupérer. Le démontage d’un monument pour le reconstruire ailleurs, comme la chapelle de la Madeleine à Bruxelles, ou pour en réutiliser chaque pièce dans un nouvel ensemble, respecte ces pièces (briques, pierres, poutres, colonnes, etc.). C’est la structure d’ensemble qui est désarticulée. Les constructions postérieures sont normalement très différentes. Leur originalité ne condamne pas la précédente, mais leur structure est autre. S’il s’agit d’un simple déplacement, elle prend au moins place dans un nouvel environnement. Ce qui est vrai en architecture ou en mécanique, l’est aussi d’un texte, d’un système de pensée, d’une politique.

Ainsi, le sens d'un texte, ou d’une déclaration verbale, vient de la façon dont sont assemblés des mots pour signifier quelque chose d’original. Pour le découvrir, il faut « décortiquer » cet assemblage. Plus tard, ou ailleurs, ce texte perd son actualité ; il sera discuté, et ses éléments seront peut - être repris dans de nouveaux textes, dont le sens diffère du précédent. Le chant du « chiffon rouge », plein de sens pour son époque, est un peu décalé dans la nôtre. Les termes de la Marseillaise ou de la Brabançonne le sont aussi, même si ces chants patriotiques restent le symbole d’une nation.

On peut se demander qui prend l’initiative de déconstruire ? Certains critiques le font, comme Derrida. Mais il souligne que la déconstruction est finalement « ce qui arrive » à toute œuvre humaine. Même très utile à une époque et en un lieu donné, elle finit par se défaire, en partie du moins. Le philosophe affirme même que la déconstruction « fait surgir l’impossible, en permettant d’innover, de penser l’imprévisible, d’accomplir ce qui était irréalisable dans les contextes précédents ».

La déconstruction ne se veut ni une méthode, ni un système philosophique, mais une pratique, ou une école de la philosophie et de la linguistique contemporaines. Cette pratique d'analyse est employée pour décortiquer de nombreux écrits (philosophie, journaux, littérature), afin de révéler leurs décalages par rapport au monde ambiant et leurs confusions de sens, dus aux préjugés, sous-entendus et omissions, que dévoile le texte lui-même. Il en va de même pour les mouvements de pensée et tous les systèmes économiques et politiques que nous construisons.

Précisons

La pensée de Jacques Derrida s'inscrit dans la période des « idéologies de la fin » (fin de l'histoire, de l'homme, de la philosophie, et mort de Dieu). C’est alors que surgit le terme de déconstruction.

Ainsi, pour le politologue Fukuyama, l'Histoire pourrait être achevée en 1989 avec la chute du mur de Berlin, marquant la fin de l'histoire « froide ». Ce serait le point final de 1'évolution idéologique de 1'humanité et 1'uniformisation de la démocratie libérale occidentale comme forme de gouvernement mondial. Mais, constate Derrida, beaucoup de jeunes lecteurs de Fukuyama ne savent pas assez que les thèmes eschatologiques de la « fin de 1'histoire », de la « fin du marxisme », de la « fin de la philosophie », ou de la « fin de 1'homme », étaient déjà courants pendant les années 1950. On assistait, à cette époque, à la lecture et 1'analyse des classiques de la fin, avec Hegel, Marx, et Heidegger.

Si la déconstruction ne marque pas la fin de l’humanité, mais plutôt son énigmatique renouvellement, elle n’est pas non plus une méthode. Pour Derrida, chaque surgissement de la déconstruction reste singulier. Elle n'est même pas un acte ou une opération. Elle ne revient pas à un sujet, individuel ou collectif, qui en aurait 1'initiative et 1'appliquerait à un objet, texte, thème ou tout autre chose. Contentons - nous d’observer que la déconstruction a lieu, comme un événement qui n'attend pas la délibération ou la conscience d’un sujet.

Parlant de réalités qui « se déconstruisent », Derrida donne en exemple 1'impossible « tâche du traducteur », selon la formule de Benjamin, et il souligne que c'est aussi cela que veut dire la « déconstruction ». Dans sa Lettre à un ami japonais, il affirme même qu'il ne pense pas que ce terme soit le « bon » mot, mais qu’il dure et continue à désigner une philosophie, la sienne en tout cas.

Quant - à « 1'im-possible », parlons-en comme de ce qui doit rester étranger à 1a série de nos « possibles », dont chacun peut dire «je peux », et du théorique, de la description ou du constat. Mais, cet impossible n'est pas privatif. Ce n'est pas 1'inaccessible, ce n'est pas non plus ce que je peux renvoyer indéfiniment. Si n'arrive que ce qui est déjà possible, donc ce à quoi l’on peut s’attendre, cela ne fait pas un événement. Derrida réserve ce mot à ce qui ne peut venir que de l’impossible. C’était imprévisible, et « laisse 1'avenir à 1'avenir ». Il est différent de tout ce que l’on attend.

Le mot différence revient fréquemment sous la plume de l’auteur, mais aussi celui de différance, avec un a. Le participe présent du verbe différer, base de ce substantif, renvoie à l’un des deux sens de ce mot. Le premier exprime 1'action de remettre à plus tard, de tenir compte du temps dans une opération qui implique notamment un calcul économique, une réserve ou un retard. Différer, en ce sens, c'est temporiser. Le second sens de différer renvoie au fait de ne pas être identique, d'être autre, et cela ne passe pas inaperçu. Exemple : « La manière de jouer cette pièce diffère de celle que j'ai connue ».

L’exemple de la démocratie, objet d’un autre article de ce numéro, puis dans les prochains, l’analyse du mouvement des idées durant les derniers siècles ou le cas de la tradition chrétienne, nous montreront que la déconstruction est autre chose qu’une abstraction. Elle marque notre vie et celle du monde.


Louis Fèvre (Réseau Résistances)


webdesign bien à vous / © pavés. tous droits réservés / contact : info@paves-reseau.be

Chrétiens en Route, Communautés de base, Démocratie dans l'Eglise, Evangile sans frontières, Hors-les-murs HLM, Mouvement Chrétien pour la Paix MCP, Pavés Hainaut Occidental, Sonalux