Fidèles au futur
Michael Singleton
Publié dans HLM n°113 (9/2008)
Si je ne suis plus un bon Père Blanc, mais un père[1] pour de bon, c’est parce qu’au lieu de vendre la marchandise aux païens, ce sont eux qui m'ont servi – un retournement qui n’était pas prévu par le programme apostolique. La revue maison des Pères Blancs, le Petit Écho, avait refusé en 1978 de publier dans sa rubrique bien nommée Tribune Libre[2], quelques considérations sur ce retournement intitulées On Being Faithful to the Future - se montrer fidèle au futur.
Si j’ai bon souvenir, j’y livrais deux considérations : l’une, que notre mission accomplie, il fallait prendre les dispositions qui s’imposaient, l’autre, qu’il pouvait parfois coûter plus de répondre au surgissement de l’inédit que de se cramponner au passé. Au moins pour un temps la plupart des « ex » se trouvaient matériellement dans le pétrin, moralement stressés (ne serait-ce que par leur entourage) et métaphysiquement angoissés (on ne se débarrasse pas de ses scrupules scolastiques aussi facilement qu’un serpent de sa mue).
Travaillant à l’époque dans un centre d’espionnage ecclésiastique, Pro Mundi Vita, j’étais bien placé pour observer que la belle époque de l’évangélisation eurocentrique[3] touchait à sa fin[4], dans les deux sens du terme : d’un côté, l'objectif de la création d’un clergé indigène avait été atteint et, de l’autre, le combat se terminait faute de combattants. Il est temps, écrivais-je, de clôturer calmement nos comptes, contents, comme un Siméon ou un Jean le Baptise, d’avoir vu de nos yeux le Messie africain et d’avoir pu lui refiler le flambeau de la foi. Les quelques jeunes qui se pointaient encore aux portes de nos maisons de formation faisaient figure soit d’anarcho-gauchistes, plus férus du Petit Livre Rouge du Président Mao que familiers de l’Imitation de Jésus-Christ, soit de catholiques complexés cherchant Dieu sait quoi dans la sécurité de la soutane et l’adoration du Saint Sacrement. Les quelques Africains qui voulaient nous rejoindre me paraissaient surtout rêver – à l’insu de leur plein gré, mais à juste titre – d’une sinécure cléricale. De toute façon, imposer à cette génération montante et mutante la cohabitation fraternelle dans un même poste de mission avec de vieux broussards finissants ne me semblait ni bonum ni iucundum mais carrément kamikaze.
Ce qui nous amène au changement culturel, le second point du texte censuré. Confrontée à la défection fracassante de leur Supérieur Général de l’époque et à la défroque d’autres notables de la congrégation, se sentant trahie, la base ne parlait que d’ignoble infidélité à des vœux perpétuels d’obéissance (aveugle) et surtout de chasteté ; la joie éprouvée par les anges du Ciel au vu du pécheur converti est sans commune mesure avec la hargne manifestée sur Terre par les purs et durs à l’égard d’un apôtre apostat. Mais si mes réactions rationalisantes furent anathématisées, ce n’était pas pour avoir excusé des faiblesses humaines ou incriminé l’arbitraire des dispositions canoniques, mais pour avoir suggéré un renversement radical, un retournement « chrono-logique ». Car il me semblait alors et davantage encore aujourd’hui que, dans le contexte des départs massifs de l’époque, se dessinait dans notre ciel moderne un changement profond[5] dans la perception du temps.
Bien que la prise de conscience de cette nouvelle philosophie et pratique du temps fut relativement rapide, la révolution en question était dans l’air depuis longtemps. Impossible de le détailler ici. Disons sommairement que, de cyclique devenue linéaire (mais descendante à cause de la dimension apocalyptique de l’eschatologie biblique), l’Histoire commence à remonter la pente vers le Progrès grâce d’abord à la théorie des Lumières, mais surtout de nos jours au vu des innovations incessantes de la maîtrise techno-scientifique du milieu matériel et mercantile sinon moral.
Pour peu qu'on ait vécu ailleurs ou qu'on se soit familiarisé avec l’autrefois, on ne peut que constater l’incompressible incompatibilité entre deux chronologies culturelles : l’une axée sur le Passé Parfait, l’autre tournée vers un Avenir Inédit. Que ce Futur aille de mal en pis comme le proclament les pessimistes, de mieux en mieux comme le clament les optimistes ou tout simplement vers du neuf comme le disent les réalistes, de toute façon, pour les postmodernes, il sera irréductiblement irréversible. Quel contraste avec les convictions et comportements des vieux WaKonongo de la Tanzanie avec qui j’ai vécu en village socialiste à la fin des années 1960. Quand je leur demandais pourquoi ils faisaient telle ou telle chose de telle ou telle manière, la réponse générale était : « parce que nous avons toujours fait comme ça » et « parce que les Ancêtres nous ont (re)commandé de faire ainsi ». Pour bien comprendre ces propos, deux remarques s’imposent : 1. Il ne s’agissait pas de commémorer concrètement les modèles d’un passé depuis longtemps dépassé, sans autre raison que le respect peureux des Morts, car les ancêtres, toujours bien vivants, veillaient en permanence au grain et 2. Les jeunes comme les vieux, les femmes comme les hommes, personne n’avait intérêt à changer un programme ancestral éprouvé sinon par la démonstration d’un contraire plus rentable. Des pans entiers de la civilisation occidentale ont d'ailleurs survécu de cette façon : si on ne changeait ni de milieu ni de métier, si on restait marié jusqu’à la mort, si on prononçait des vœux temporaires en vue de les perpétuer, c’est que ces tactiques semblaient les plus payantes.
Mais, désormais, notre présent est aimanté par l’avenir plus qu’il n’est ancré dans le passé. Autrefois respect raisonné et raisonnable des seniors survivants, le culte des ancêtres a perdu sa force pragmatique, maintenant que le pouvoir, le savoir et l’avoir ont basculé en direction de la génération montante. Si l’enfant est devenu roi, c’est que le royaume s’annonce pour demain. De nos jours, s'il y a crise d’identité, c'est pour les vieux. Le défi d’un inédit qui surgit en permanence nous oblige à inventer des stratégies de survie innovatrices.
Bien entendu, il ne s’agit pas de se laisser emporter inconsidérément par des enthousiasmes à court terme comme La Santé pour Tous en l’an 2000 ou la Fin de la Pauvreté que fait miroiter le Plan du Millennium pour 2010, pas plus qu'il ne s’agit de canoniser une fuite en avant généralisée. Se stabiliser dans sa vie personnelle et professionnelle, persévérer dans ses engagements malgré des périodes de turbulence, posséder des convictions durables n’est pas un mal en soi ! Le soi (post)moderne qui s’imagine foncièrement tout seul a tout intérêt à reconnaître qu’il n’est pas moins un moi altéré que l’acteur ancestral. Même si l’égocentrisme actuel en tant que simple fait de société contemporaine n’est peut-être pas un pont trop loin, sa prolongation égoïste l’est sûrement.
Conclurons-nous ? Tout en reconnaissant la valeur de la fidélité, acceptons que s'obstiner à tout prix peut se révéler peu payant, non seulement pour celui qui se trouve à bout de sous et de souffle, mais pour tout son monde. Si défroqué ou divorcé, recyclé ou réorienté, je récuse l’épithète « ex », ce n’est pas parce que je refuse d’assumer mon passé, mais parce qu'une disparition s’accompagne toujours d'une apparition. De rétro, la chronologie est désormais pro-spective.
Michael Singleton
Notes :
[1] Au scolasticat, on vous explique la
procréation, pas comment l’éviter !
[2] Une congrégation missionnaire, irlandaise de surcroît, les « Columban Fathers », a récemment pris l’initiative courageuse d’interroger ses « ex » afin d’intégrer leur vécu et leur conçu dans d’éventuelles réorientations idéologiques et institutionnelles.
[3] Quoi qu’il en soit des Nestoriens, les missionnaires catholiques, majoritairement européens, ont implanté une Église romaine en terre païenne.
Même si c’était souvent à leur corps défendant, des missionnaires d’obédience évangéliste ont parfois respecté la lettre sociologiquement sectaire des Evangiles en facilitant chez leurs néophytes la création de communautés tout aussi excentriquement effervescentes que celles du premier siècle chrétien, campées par G. Mordillat et J. Prieur dans leur Jésus après Jésus, Paris, Seuil, 2004.
Convaincu que son Père était sur le point de rassembler tout le monde à Jérusalem en vue du Jugement Dernier, Jésus avait-il voulu la mission ? Ses disciples sectaires et leurs successeurs fondateurs d’Église ont néanmoins jugé utile de le faire (re)connaître comme le Christ par les nations païennes. Que cette entreprise évangélique à l'européenne ait fait plus de bien que de mal est une question qui, chez nous, n’intéresse désormais que des historiens.
[4] A l’époque, les Samistes pensaient déjà mettre la clef sous le paillasson.
[5] Culminant en Mai ’68, les années 1960 marquent un partage des eaux pour plusieurs commentateurs : c’est alors que l’empreinte écologique de l’Occident devient planétairement insupportable (S. Latouche, Le pari de la décroissance, Paris, Fayard, 2007), que l’individualisme postmoderne apparaît dans toute sa splendeur (J.-Cl. Kaufmann, Théorie de l’identité, Paris, Hachette, 2004).
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