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Si on mettait le sacerdoce au frigo

Paul Tihon
Publié dans HLM n°96 (6/2004)

Il y a quelques années, en hommage à Pierre de Locht pour ses quatre‑vingts ans, j'avais apporté une petite contribution à un " numéro spécial du Monde ", sous le titre " Si on mettait le sacerdoce au frigo ? " La cause que je promouvais alors, je la crois toujours aussi nécessaire, si j'en juge le vocabulaire encore utilisé couramment.

Mes réflexions contenaient une thèse et une proposition. La thèse est la suivante : tout le langage qui tourne autour du "sacerdoce" est chargé de confusions et de malentendus. À la faveur de ces confusions, il est manipulé pour protéger des pouvoirs qui n'ont rien d'évangélique. Ma proposition en découle : bannissons de notre langage les termes de "sacerdoce" et "sacerdotal" et ne manquons aucune occasion d'inviter les autres à faire de même.

Il y a bien longtemps que les exégètes et les théologiens (à l'époque les théologiennes étaient encore peu nombreuses) ont critiqué l'usage du vocabulaire "sacerdotal" pour désigner les ministères dans l'Eglise.

Il faut dire que sur ce point le français (comme quelques autres langues) nous joue un mauvais tour à cause de sa pauvreté. Il utilise le même mot, "prêtre" pour traduire deux termes qui ont un sens très différent : presbyteros, qui signifie "ancien", et hiereus, qui signifie "fonctionnaire du sacré" (en latin sacerdos, qu'il faudrait traduire par "sacerdote"). Or ce sont là des termes qui appartiennent à des registres très différents. Hiereus, sacerdos, désigne le membre du groupe qui, dans la religion grecque, romaine ou juive, est chargé officiellement de la gestion du culte, des rapports avec le divin, bref, du sacré. Et toute la catégorie du sacré consiste à distinguer des lieux, des personnes, des temps, en les mettant à part du "profane" ‑ littéralement, profane, c'est ce qui est autre que le temple, le fanum. Le profane, c'est le quotidien, la vie de tous les jours...

Faut‑il le rappeler ? Le Nouveau Testament n'utilise le langage sacerdotal emprunté au registre du sacré, que dans deux cas : ‑ pour Jésus, notre unique "Grand Sacerdote" (archiereus), et cela, uniquement dans la Lettre aux Hébreux, texte typiquement judéo‑chrétien ; ‑ et pour le Peuple de Dieu pris dans son ensemble, qui est "un sacerdoce saint" (1 Pierre 2, 5).

Par contre, tous les mots qui désignent les fonctions et services dans l'Eglise évitent systématiquement ce registre du sacré. On parle de superviseurs (episcopos, devenu "évêque"), d'anciens (presbyteroi, dont nous avons fait "prêtres"), de pilotes, de présidents, de serviteurs (diacres), etc. Jamais de "sacerdotes".

Sans doute, très tôt le vocabulaire sacral, celui du Premier Testament et celui des religions grecque et romaine, a fait son entrée dans les textes chrétiens. Mais l'ancienneté de cette pratique ne suffit pas à la légitimer.

On parlera d'inculturation, et c'est sans doute une part de l'explication. Il fallait bien, dira‑t‑on, que la religion nouvelle se situe par rapport aux religions environnantes, qui avaient toutes un sacerdoce, un corps de spécialistes députés à la gestion du sacré. Quel était l'équivalent dans les groupes des chrétiens ? Dès Ignace d'Antioche, au début du deuxième siècle, on dit : c'est l'évêque ; et on lui attribue les titres de "sacerdos" et de "pontife". Mais cette assimilation est plus que contestable, elle est dangereuse. En effet, elle compromet à mon sens une affirmation centrale de notre foi : l'Evangile instaure entre l'humanité et le Dieu de Jésus‑Christ une relation d'une telle nouveauté qu'elle exclut l'existence d'une caste de médiateurs spécialisés dans le traitement du sacré. Il n'y a entre Dieu et l'humanité qu'un seul médiateur, Jésus Christ. Sur ce point, les réformateurs voyaient juste.

Cela n'empêche nullement d'affirmer que l'Eglise compte depuis les origines une certaine répartition des rôles, et la plupart des exégètes font remonter jus­qu'à Jésus la désignation du groupe des Douze, que saint Luc va appeler "apô­tres". J'ai rappelé plus haut quelques‑uns des titres pour désigner ces diverses fonctions. Mais dans le Second Testament, cette répartition des rôles ne com­promet en rien l'égalité fondamentale des croyants : "Ne vous faites pas appeler "maître", car vous n'avez qu'un seul maître et vous êtes tous frères" (Mt 23,8).

Cela n'empêche pas non plus de concevoir ce que j'appellerais la structure ministérielle de l'Eglise comme faisant partie de sa "sacramentalité" ‑ et donc de parler d'un "sacrement de l'ordre" (la tradition mérite d'être respectée ! ). D'où l'on voit aussi qu'un certain usage du vocabulaire du sacré est inévitable, même en régime chrétien, à condition de bien le comprendre : les "sacrements'; sont des actes ou des situations qui ont une portée symbolique, qui concourent à manifester quelque chose de la nouveauté évangélique. Lorsque nous célébrons l'eucharistie, toute une série d'indices distinguent cette assemblée d'un simple repas fraternel ou d'une réunion de militants. Mais ces indices n'ont d'autre fonction que de nous faire percevoir, en des moments privilégiés, que toute l'existence est en réalité un "lieu d'eucharistie". Toute "messe" est toujours "la messe sur le monde" dont parlait Teilhard.

Mais la tendance à séparer le sacré du profane est si enracinée dans le psychisme humain qu'elle risque de voiler la nouveauté évangélique, en réintroduisant des médiations, des intermédiaires, entre Dieu et son Peuple, entre Dieu et chacun et chacune de nous. Tentation spontanée peut‑être, car si le voile du Temple est déchiré, si chacun et chacune a désormais accès à Dieu sans passer par des "états‑tampons", on se trouve exposé en direct à la merveille, à l'étrangeté, à la proximité incompréhensible de celui qui est "plus intime à moi‑même que moi‑même"... Mais du même coup, on mesure quelle autre tentation surgit alors : celle du pouvoir attribué à ces "fonctionnaires de Dieu" ‑ pour parler comme le traducteur de Drewermann. Pouvoir sur les comportements, pouvoir sur les consciences. Pouvoir d'autant plus subtil qu'il ne se reconnaît pas lui‑même et se désigne comme service. Compensation du "sacrifice" que fait le "sacerdote" en "consacrant" son existence à s'occuper à notre place du "sacré"...

C'est là, à mon avis, soit dit en passant, une des racines les plus profondes de l'exclusion des femmes de l'ordination "sacerdotale". J'ai été plus d'une fois amené à discuter les arguments de ses défenseurs. Certains de ces arguments ne tiennent guère la route ‑ ainsi le sophisme qui consiste à dire : "Si Jésus l'avait voulu, il l'aurait fait". L'argument le plus difficile à réfuter relève de la symbolique sacramentelle. Et il est vrai que plus d'un texte du Second Testament utilise la symbolique homme ‑ femme pour éclairer des aspects de la réalité christique. Ainsi dans la lettre aux Ephésiens (5,25‑27). Mais il ne suit pas de là qu'on puisse transposer cette symbolique à des situations qui relèvent d'une conception du sacré que je considère comme pré‑chrétienne. Il est difficile, en contexte chrétien, de justifier une symbolique qui joue sur la différence des sexes, alors qu' "en Christ il n'y a plus l'homme et la femme" (Galates 3, 28).

Je plaide donc pour la vigilance linguistique sur ce point. Au lieu de "sacerdoce", parlons de "presbytérat" ou de "prêtrise". Au lieu d'ordination sacerdotale, disons donc "ordination à la prêtrise", ou "au presbytérat". Et ainsi de suite. Petite chose peut‑être. Je la crois importante pour l'évolution des mentalités.

Paul Tihon


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