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Les dérives des institutions

Felice Dassetto
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11 septembre : qu’est-ce qui lie le World Trade Center et le rapport Adriaenssens ? Deux institutions porteuses de vérités absolues. Occultation, maintien de l’image et point de vue unique les caractérisent.

Apparemment, il n’y a rien de commun entre les attentats du 11 Septembre et les révélations du rapport Adriaenssens rendues publiques à la même date, sauf que chacune de ces réalités, à sa manière et avec des conséquences diverses, révèle l’horreur de l’abjection humaine aux prises avec ses passions néfastes.

Cependant, du point de vue sociologique, il y a des aspects communs. Dans les deux cas, on voit émerger des logiques institutionnelles semblables.

Dès le XIXe siècle, les sociologues et les anthropologues ont identifié dans la vie collective ce qu’on a appelé des "institutions"; c’est-à-dire le fait que la vie sociale est traversée par des évidences partagées, considérées comme des valeurs, fondant des normes, qui prescrivent et guident les comportements. Souvent, elles se concrétisent dans des organisations plus ou moins structurées. Ainsi, par exemple, la justice est une institution; elle se concrétise dans un corps constitué avec ses règles et ses hiérarchies. L’institution éducative devient des écoles et des réseaux concrets. On pourrait dire que la publicité, la télévision, l’Internet ou Facebook sont les institutions montantes dans le paysage contemporain, car non seulement elles accaparent du temps, mais en plus elles forgent des mentalités, des attitudes, le mode d’organisation sociale et une culture.

En somme, les institutions sont autant de piliers, de chemins balisés, de rails qui structurent la vie collective dans la longue durée et qui en viennent à faire partie du paysage "naturel" des sociétés.

Dans ce paysage d’institutions, certaines semblent prendre une figure spécifique, car elles prétendent réaliser et incarner une utopie, une vérité absolue. On les appellera ici des "institutions à prétention utopique". Il peut s’agir d’institutions religieuses qui prétendent donner existence sur Terre au royaume des cieux ou à la communauté fraternelle idéale. Ou des institutions non religieuses qui prétendent être l’expression par excellence de la rationalité, ou encore celles qui prétendent être la réalisation historique d’un idéal social perçu comme absolu.

Dans ces cas, les institutions sont sacralisées. Elles deviennent intouchables; elles sont à préserver à tout prix. Parfois, la sacralisation est théorisée dans son excellence; elle est voulue par Dieu, elle découle de la raison ou du peuple. Et c’est d’autant plus le cas lorsque ces institutions secrètent des figures spécialisées, comme des leaders, des intellectuels professionnalisés (ulémas, prêtres, grand-maîtres, etc.) qui s’instituent à leur tour comme des garants de l’institution.

Ces institutions à prétention utopique accentuent souvent des distorsions et des dérives qui guettent toute institution. Quels sont ces traits et ces distorsions ?

Tout d’abord l’occultation. Les institutions à prétention utopique, en se considérant comme des piliers essentiels ou comme porteuses de vérités absolues, acquièrent le réflexe fondamental d’occulter leurs erreurs, les cacher, les nier, feindre de les ignorer, voire se vivre dans le secret ou s’autoproclamer infaillibles.

Ainsi par exemple, alors que des individus, des prédicateurs et des groupes radicaux islamiques ont circulé dans les mosquées, on a fait comme si on ne les voyait pas. On répète que ça, ce n’est pas l’islam, alors que ces individus justifient leur action en référence à l’islam. L’islam concret est cela aussi. Des prêtres pédérastes existaient et des récits de jeunes victimes étaient connus, et on fait comme si on en découvrait l’existence depuis les aveux de Vangheluwe et le rapport Andriaessens.

C’est ainsi que des responsables catholiques prennent la parole pour dire que statistiquement, chiffres à l’appui, c’est dans les familles qu’adviennent les plus nombreux faits d’abus sexuel et que, en définitive, la pédophilie est un problème de société à imputer au libertinage généralisé. Usage de statistiques assez superficiel d’ailleurs, car il faudrait rapporter les cas d’abuseurs au volume respectif des populations concernées. Par ces arguments, en quelque sorte, on entend déplacer le regard, déjouer la responsabilité propre, car l’institution doit se présenter comme bonne. Admettre des fautes structurelles est difficile lorsqu’on s’identifie à une institution à prétention utopique.

Un deuxième réflexe intervient: celui de rétablir l’image et le rôle de l’institution, en adoptant uniquement son propre point de vue. C’est ainsi que, probablement en toute bonne foi, à deux pas du site des Twin Towers, des musulmans pensent bâtir une mosquée pour montrer qu’il existe un autre islam, en s’étonnant que des gens considèrent cela comme étant un peu choquant. Et c’est ainsi qu’à la conférence de presse de l’archevêque de Malines-Bruxelles, on se préoccupe avant tout de mettre en avant les initiatives de l’Eglise, afin de montrer qu’elle joue un rôle positif face aux victimes des abus sexuels.

Un autre réflexe est celui d’expulser les déviants ou de nier tout lien entre eux et les institutions. Il s’agit en somme de dénier que l’institution y soit pour quelque chose, dans son fonctionnement, dans ce qu’elle a produit : l’institution est toujours prête à se vanter du bien fait en son nom, mais elle est souvent prête à ne pas laisser assumer "son" mal.

Lors du premier anniversaire du 11-Septembre, la Muslim British Association publia une brochure qui, tout entière, était destinée à condamner l’islamophobie, sans dire un mot sur la responsabilité concrète des musulmans, y compris britanniques, dans les dérives terroristes.

Un médiatique canoniste belge, pensant faire un geste fort, demande que Vangheluwe soit "réduit à l’état laïc". L’idée est donc d’expulser ce corps cancérigène afin que l’institution retrouve sa pureté. Alors que cette institution a donné à cette personne honneur et prestige, a permis et forgé son existence statutaire, on pourrait penser qu’elle assumerait jusqu’au bout cette brebis galeuse sans s’en laver les mains concrètement. Et sans se limiter à des génériques discours au repentir.

Et enfin, comme c’est souvent le cas lorsque l’institution se construit autour d’un noyau de "spécialistes" - dirigeants, mandataires, savants ou manipulateurs du sacré - auxquels on délègue la sauvegarde, la reproduction et la survie de l’institution, les simples adeptes attendent que ces gens-là parlent, et on leur délègue la parole. Est-ce une distorsion médiatique ou cela correspond-il à la réalité, le fait qu’à l’occasion des événements des ecclésiastiques pédérastes, on n’entende que la voix d’autres ecclésiastiques ? Les interventions de ces derniers jours donnent l’impression qu’il n’y a pas de paroles non ecclésiastiques. De même, lors de cas de terrorisme islamique, on attend le plus souvent que des ulémas parlent, car, dit-on, "eux" savent interpréter les textes et dire ce qui est licite ou ce qui ne l’est pas.

Ces fonctionnements institutionnels sont aujourd’hui mis en question et bousculés. Des sociologues évoqueront l’individualisation croissante pour rappeler la distanciation plus grande par rapport à l’emprise des institutions. Leur vision est un peu trop optimiste. Certes, l’individualisation permet de rompre l’emprise qui se déploie par des relations personnelles (comme dans le cas de nombreux récits de victimes d’ecclésiastiques pédérastes). Mais des institutions exercent leur emprise autrement, par la séduction au lieu de la culpabilité ou par les contraintes de mécanismes difficilement contournables.

Face aux distorsions des institutions, diverses voies sont possibles, que des sociologues comme A. Hirschman ou G. Bajoit ont éclairé. S’en exiler (si c’est possible) ou rester. Et si on reste, on peut protester ou se taire. Et si on se tait, on peut juste jouer le jeu pour diverses raisons de convenance ou bien tenter la distinction, compliquée, qui consiste à partager les buts de l’institution, mais à se dissocier des réalités et éventuellement des moyens.

Autant d’alternatives face aux inévitables dérives des institutions, piliers centraux de la vie collective.


Felice Dassetto

Notes :
http://www.lalibre.be/debats/opinions/article/609896/les-derives-des-institutions.html
Mis en ligne par La Libre le 16/09/2010



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