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Jésus, Dr Livingstone (et moi !) : explorateurs « évangéliques »

Michael Singleton
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En 1971 je me suis trouvé à Ujiji, un port au milieu de la rive est du Lac Tanganyika, exactement cent ans après que Stanley ait salué Livingstone ; que tout le monde croyait perdu, avec la fameuse phrase : « Dr Livingstone, I presume ! ». Si l’explorateur écossais m’intéresse particulièrement, c’est parce qu’en raccompagnant son « sauveur » américain jusqu’à Tabora il a dû croiser des aïeux des WaKonongo qui, entre 1969 et 1972, m’ont accueilli en Père Blanc et « prêtre ujamaa » comme un des leurs (Singleton : 1975). Reparti de la capitale régionale explorer les contrées au sud du Lac, il est mort un an plus tard – repassant par l’Ukonongo, momifié en route pour des funérailles nationales et une sépulture dans l’abbaye de Westminster. Désormais en fin de vie et non seulement de carrière, la vie de Livingstone m’interpelle aussi et à fond sur ce que « être évangéliste » peut bien continuer à signifier malgré l’implosion d’un monde missionnaire qui fut longtemps le mien. 

De moyens expressifs, les mots ont une fâcheuse tendance à finir fétichisés en fins. Qu’ils aient affaire à des acteurs étiquetés policiers ou professeurs, prêtres ou missionnaires, les gens ordinaires savent rarement ce que des professionnels font concrètement au quotidien.  Routinisation du charisme oblige, il arrive même aux plus intéressés d’oublier la portée profonde de leur vocation. D’entrée de matière donc, deux enjeux méritent clarification.  Le premier est qu’« être évangéliste » non seulement égale étymologiquement « témoigner d’une bonne nouvelle », mais équivalait à cela effectivement. Car les premiers à entendre le mot euangelion dans la bouche des Apôtres comprenaient immédiatement qu’il s’agissait d’une « bonne nouvelle » associée au nom d’un Jésus devenu pour les siens le « Christ ». Le sens de ce terme Christos («  l’Oint » - le grec pour l’hébreux Mashiah) était initialement tout aussi obvie à ses entendeurs – comme l’étaient d’autres que les Chrétiens avaient choisi pour contourner le piège religieux, mais qui allaient finir soit en vocalisations pures et simples (tels qu’« amen », « alleluia » ou « kyrie eleison »), soit par être re-sacralisés comme ekklesia  « assemblée » ou presbyteros « ainé » (devenus «église » et  « prêtre »), quand ce n’est instrumentalisés en incantations magiques ou pire. 

Le second est qu’un évangéliste doit dissocier la lettre de l’esprit évangélique.  Le « libérez-vous » qui constitue le fin fond intentionnel de la bonne nouvelle ne doit pas être identifié aux libertés qui sont à prendre avec les servitudes spéculatives et structurelles de la situation sociohistorique où un libérateur, à commencer avec Jésus, se trouve de fait.  Peut-être parce que lui aussi avait l’impression que la fin du monde qu’il vivait était la Fin du Monde tout court, Augustin avec son cor inquietum* fut parmi les premiers à avoir explicité cette distinction fondamentale entre une injonction heuristique et ses cibles concrètes.  Par le cor ou « cœur » augustinien il y a lieu de comprendre l’acteur singulier que tout le monde est, qu’on peut décrire comme un « Je » incarné d’instant en instant dans son corps propre (celui vécu et qu’un Merleau-Ponty et un Ricœur opposaient à la chair objectivée par la physiologie) et que l’anthropologue voit incorporé en continu dans son contexte culturel à l’exclusion, en dernière analyse, de tout autre.  En parlant d’un « Je » jamais content de son lot, Augustin a mis le doigt sur la quintessence de l’évangile selon Jésus.  A l’autosatisfaction inconsciente du croyant et du citoyen typiquement inféodés aux valeurs et aux visions de l’un ou l’autre ordre que des Eglises et des Etats établissent à leur profit en invoquant de plus ou moins bonne foi leurs Révélations et Raisons respectives, s’oppose l’insatisfaction profonde et permanente du mutant marginal avec le statu quo.  En règle générale son « mécontentement » radical est mâtiné de résignation réaliste aux faits accomplis et n’a d’intolérablement stressant et de violemment cassant que dans des situations limites telles que la monarchie absolue en France ou l’apartheid en Afrique du Sud. 

Pour comprendre où Jésus voulait en venir il faut moderniser non seulement le langage mais la logique biblique. Les compatriotes de Jésus allaient en masse à l’église (d’un samedi ou d’un dimanche peu importe), écoutaient sans broncher les diktats dogmatiques du Magistère (de Jérusalem ou de Rome c’est du pareil au même), obéissaient scrupuleusement aux commandements aussi bien de l’Eglise que de Dieu, payaient d’office leurs impôts pour promouvoir le bien privé d’une élite dirigeante plus que le bien commun, évitaient de fréquenter la lie de la société et s’angoissaient pour leur avenir matériel et celui de leur famille… A tous ces braves gens, des classes laborieuses et de la bourgeoisie privilégiée, l’homme de Nazareth, sentant tout ce qu’il y avait d’inhumain dans leur asservissement irréfléchi aux vitesses acquises, annonçait sa bonne nouvelle : « Ecoutez-moi et non pas les autorités religieuses, méfiez-vous surtout de la casuistique cléricale qui confond la liberté des enfants de Dieu avec la conformité inconditionnelle à la lettre de la Loi, voyagez aussi légers matériellement, moralement et métaphysiquement que des nomades, n’ayez pas peur des païens et des putes et surtout affranchissez-vous du carcan clanique pour tout miser sur cette convivialité fraternelle au cœur du Nouveau Monde qui s’annonce pour demain».  

*Note technique : l’intentio intendens omnia de Marechal, cette intentionnalité identitaire responsable des intentiones intentae (les idées cogitées de fait en situation sociohistorique) et la Volonté voulante de Blondel productrice des vouloirs voulus en culture, répondent au dualisme étriqué d’une philosophie pérenne en Occident qui, se méfiant des passions corporelles voit la recta ratio de l’intellect pur s’imposer aux jugements de la volonté. Par contre, le cor d’Augustin, tout en ne tenant pas assez compte de l’inculturation de l’acteur individuel, du situationnisme de notre « Je », est autrement plus intégral.  Néanmoins, comme Heidegger l’avait fait remarquer, cette identité intentionnelle qui nous porte (in+tendere) par-delà toute actualisation particulière (idées, imaginations, vouloirs, désirs…concrétisés) ne requiert pas (onto)logiquement un aboutissement à cet Absolu que serait l’Esse Subsistens du monothéisme (augustinien ou autre).  Car l’esse generaliter (le tout et n’importe quoi pourvu que ce soit de l’inédit) suffit à la sous-tendre.  Comme Héraclite l’avait vu bien avant un Bergson ou un Teilhard de Chardin, la cosmogénèse elle-même et non seulement l’anthropogenèse (individuelle ou collective) n’est rien si ce n’est un flux incessant.  Que le vivant, pour en sortir justement vivant, soit bien obligé de figer provisoirement les flous du flux n’empêche pas celui-ci d’être une incessante altération en continu.  Ce processus primordial étant souvent lent, il induit l’illusion de produits  (les choses construites en culture) qui préexisteraient pour l’essentiel avant d’évoluer ou de changer après coup.  Nous pensons d’instinct, par exemple, à une nature humaine qui serait substantiellement identique en tout le monde malgré l’âge ou le sexe ou à la pluie qui se met à tomber quand, en réalité, nous devrions parler d’hominisation et de pluviation comme des processus qui à chaque fois surgissent sous la forme d’événements singulièrement inédits aussi irréductibles qu’irréversibles entre eux.   Ce n’est pas que toute chose passe et casse, c’est que le passer et le changer sont les seules choses qui existent.  De moment en moment rien n’est identiquement le même.  Ce fait fondamental se voit surtout lors du surgissement de seuils critiques par-delà desquels cette altération incessante donne manifestement lieu à du tout autre.  D’un côté donc rien d’anormal à ce que les hommes en culture aient solidifié pour un temps ce flot créateur sous forme de spéculations consacrées et de structures sédimentées.  De l’autre, puisque tôt ou tard ces élucubrations et sédimentations seront emportées par le flot, rien de plus normal non plus à ce qu’au niveau humain une insatisfaction potentiellement libératrice des acquis actualisés se fasse jour en marge.  Car c’est  là où les acteurs ayant peu d’intérêt à ce que les choses durent éternellement sont bien placés pour voir venir des alternatives.  Augustin, comme la plupart des esprits sédentaires avant et après lui prévoyait un aboutissement définitif à l’Absolu.  Une fois de ce bas monde rendu au Ciel (ou de Davos à Porto Alegre – croyant ou mécréant le sédentaire ne pense et ne parle que de Cités) « on ne bouge plus ! (Singleton : 2001).  Par contre, le nomade, tout en vivant pleinement dans et pour le présent, sait qu’il est destiné à aller de l’avant, d’étape en étape, se libérant à chaque fois et à fond du langage et de la logique du lieu qu’il a occupé pour un temps.  N’en déplaise à Livingstone qui rêvait d’une cartographie complète de l’Afrique, le nomade sachant qu’il aurait toujours affaire à de l’inédit transformateur se réjouit à la perspective de progresser sans fin et surtout sans Fin.  Et si pour finir un Esprit nomade était le plus évangélique des esprits ?  

Voilà pour le fin fond dynamique qui tôt ou tard jusqu’ici est venu à bout de toutes les concrétisations culturelles qui l’ont exprimé et surtout l’ont comprimé sous la forme d’idéologies et d’institutions.  La durée de ces durcissements dépend des critères de crédibilité auxquels, pour un temps plus ou moins long, les cultures trouvent qu’elles ont (et peuvent de fait avoir eu) de bonnes raisons de croire.  Il n’empêche qu’un esprit moderne ne peut plus adhérer au géocentrisme et se voit obligé de condamner le créationnisme au nom de l’évolutionnisme. En tant que croyant critique cherchant des raisons de croire (rationes credendi), il ne peut souscrire ni à la lettre de la foi de Jésus en Dieu et la Fin du Monde ni au contenu littéral du kérygme d’antan - à commencer avec les croyances plutôt gnostiques de Paul & Cie et à terminer avec le fondamentalisme protestant d’un Livingstone en passant par les monstres métaphysiques de l’onto-théologie médiévale. Le seul Jésus et l’unique christianisme auxquels la génération actuelle peut ajouter foi de manière crédible sont ceux que les exégètes et les historiens du gabarit d’un Marguerat (2019) et d’un Mimouni (2017) viennent de camper magistralement.  Les textes évangéliques ne parlent pas de la divine Trinité ni d’une Incarnation rédemptrice, ne portent pas sur la révélation de l’Assomption de la Mère de Dieu ou de l’Infaillibilité papale[1], ne fondent ni une Eglise apostolique et catholique qui serait la seule porte du salut grâce un système sacramentaire axé autour de la présence réelle du Christ dans l’eucharistie…  Les évangiles font écho (parfois à leur corps défendant) à une « bonne nouvelle » qui fut incarnée dans le vécu de l’homme de Nazareth et qu’à sa suite il est toujours possible à un évangéliste de revivre. Pour l’essentiel cet évangile au nom d’un tout Autre incite tout le monde à se libérer (et par le fait même libérer les siens) en prenant des libertés radicales aussi bien avec les allants de soi idéologiques qu’avec les acquis institutionnels de l’ordre établi.  Peu importe, aurait dit le judéen subversif, que les premiers correspondent aux raisonnements et aux rites de la religion qui a gagné pignon sur la rue où on se trouve ou que les seconds soient représentés par la famille et les structures politiques.  Pour faire court et anachronique (mais en apparence seulement), si Jésus, en laïc marginal plutôt rabique (Vouga et alii: 2016)  en voulait à l’Eglise et à l’Etat de son époque, c’est parce qu’en précurseurs du Vatican et du Kremlin, ils ne lui paraissaient pas ce qu’il y avait de plus religieusement et raisonnablement libérateurs d’énergies authentiquement humaines.  Cela ne veut nullement dire qu’il ait voulu créer une nouvelle religion pour en remplacer une mauvaise ou jeter les bases d’une gouvernance plus équitable (l’environnement ne posant alors pas de problèmes il n’avait pas à y penser).  Car en anarchiste réaliste il savait que c’était seulement dans le cas hors limite où on ne pouvait plus se libérer du dedans d’un dehors aliénant que le renversement violent d’un ordre établi au seul profit d’une poignée de dominants pourrait être envisagé. 

Chaque fois donc qu’il sera question ici d’« évangélique » il faut entendre une « anthropo-logique de la libération » que Jésus, encore redevable d’un milieu monothéiste, formula de manière théologique (Singleton : 2011). 

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Que vient faire Livingstone à ce propos ?  Confronté à ses croyances plutôt candides même à l’époque un Catholique (à la foi tout aussi naïve à notre esprit critique) aurait été tenté de le cataloguer parmi les « Evangelicals », des « sectaires fondamentalistes » au mieux farfelus, au pire fanatiques.  Mais MacNair (1958) avait vu plus juste en le désignant comme « Liberator ».  D’où notre titre : « explorateur évangélique ».  Contre des contemporains qui, les uns pour regretter, les autres pour applaudir le fait, l’imaginaient avoir abandonné l’évangélisation pour s’adonner à l’exploration, Livingstone jusqu’au moment de sa mort se voyait toujours annonçant la bonne nouvelle.  Ce faisant il nous invite à ne pas télescoper le genre évangélique avec une de ses formes spécifiques. Pour lui, s’aventurer au loin à la recherche de nouvelles frontières apostoliques au lieu de rester ancré dans un poste de mission était œuvrer pour la libération des hommes au moins tout autant que de les coincer dans le cadre (pour ne pas dire carcan) d’une église paroissiale. La professionnalisation de toute vocation induit des effets pervers. A un certain moment, il a fallu sans doute mettre de l’ordre dans le domaine de la santé.  Mais fallait-il pour autant confier au seul Ordre des Médecins le droit de décider ce qui peut être toléré comme parallèle et ce qui doit être absolument proscrit ?  Le quasi-monopole de l’apostolat par des membres à temps plein des sociétés missionnaires a occulté le fait qu’une intentionnalité libératrice devrait idéalement identifier à l’identique tout le monde, peu importe ce qu’il est ou fait dans la vie. 

Puisqu’on risque de m’objecter que le Christ, après avoir abandonné son métier pour se consacrer entièrement à sa mission, a exigé que ses premiers apôtres en fassent autant et sur le champ (Mt 4.18sq), il y a lieu de faire quelques remarques critiques.  La première est que cette exigence de Jésus a quelque chose non seulement de sociologiquement excentrique mais de moralement excessif. Elle fait écho à une attitude anti-famille (Singleton : 1996) due peut-être au statut d’enfant illégitime de Jésus, mais inspirée surtout par son eschatologie rapprochée.  Elle fait partie d’autres propos exagérés qu’aujourd’hui pour des simples questions de bon sens et de responsabilités civiques nous n’avons pas plus à adopter à la lettre qu’en l’an 30 les braves bourgeois (Nicodème et consorts), les intellos prudents (Gamaliel & Cie) et autres jeunes hommes riches bien obligés de gérer sagement leur patrimoine.  Ensuite, et quoiqu’il en soit de l’Imitation du Christ, celle de Jésus pose à au moins 90% de nos contemporains foncièrement le même problème de cette relocalisation sociale du centre respectable vers la marge suspecte que leur demandent les Témoins de Jéhovah et autres missionnaires mormons.  Enfin, pas plus que de saisir l’intention d’un écrivain, rejoindre le sens littéral des textes évangéliques n’engage encore à rien. Car avec des philosophes herméneutiques comme Gadamer (1975) et Ricœur, il y a lieu de penser qu’un lecteur averti peut souvent mieux comprendre qu’un auteur où il voulait et pouvait en venir dans son Sitz im Leben.  Que dans sa situation sociohistorique Jésus n’ait pas choisi d’apôtres féminins (un fait qui a peu à faire avec l’ordination des femmes) ou ait condamné le divorce est une chose, tout autre chose est de savoir cibler aujourd’hui les carcans dont il faut libérer nos contemporains : entre autres celui du machisme multiséculaire dénoncé enfin par les féministes.   

De cet enjeu d’une évangélisation libératrice qui incombe à tout le monde versus une mission confiée  à certains par une Eglise, les choix de vie apostolique de Livingstone en sont une illustration particulièrement exemplaire. Adolescent, il aurait voulu témoigner de l’évangile tout seul comme un grand, jeune adulte il s’est résigné à œuvrer pour une société missionnaire avant de retrouver son autonomie apostolique. Né en 1813 d’une lignée de paysans convertis au Protestantisme par ordre de leur « laird » (ou « seigneur ») et immigrés de leur île misérable jusqu’aux environs industriels de Glasgow,  Livingstone date d’avant l’essor évangélisateur aussi bien catholique que protestant qui en Occident allait marquer massivement la dernière moitié du XIXe siècle.  Au début du XIXe siècle, le Protestantisme n’était guère mieux organisé que le Catholicisme pour entreprendre un expansionnisme évangélique sur une grande échelle (Neil : 1964). « Faute » donc de cette troupe de recruteurs qui allaient à la fin du même siècle embrigader des jeunes par milliers dans des régiments rivaux des armées de salut catholique et protestant, au début des années 1840 la vocation missionnaire répondait à des initiatives individuelles.  C’est ainsi que la lecture de l’ouvrage de Gutzlaff un missionnaire luthérien appelant à la conversion de la Chine, fut à l’origine de la décision du jeune Livingstone, alors ouvrier dans une filature, de partir en mission.  Néanmoins, pour ne pas débarquer en Chine la bouche pleine de bonnes paroles mais les mains pratiquement vides, en plus des cours de théologie il se paya de sa poche des études de médecine[2]. Mais les turbulences que connaissait déjà la Chine ont obligé Livingstone en franc-tireur de changer de fusil d’épaule et de se rabattre sur l’Afrique.

Il a dû se sentir appelé et a sûrement fait état de son projet à d’autres.  Pourtant il n’en parle pas en termes d’une vocation sui generis bien distincte d’autres choix de vie, profanes ou religieux, tels que dans le cadre de l’Eglise catholique, le désir de devenir prêtre.  Plus étonnant encore à des yeux catholiques, le jeune Livingstone ne paraît pas avoir éprouvé le besoin de l’approbation d’un directeur spirituel ni même, du moins dans un premier temps, le devoir de concrétiser son élan évangélique par l’entrée dans une société missionnaire.  Comme il allait l’écrire (1857:5) « Je n’ai jamais reçu le moindre sou de qui que ce soit et j’aurais volontiers réalisé mon projet de rejoindre la Chine en tant que missionnaire médical par mes propres moyens[3] si ce n’est que des amis m’ont conseillé de me joindre à la London Missionary Society à cause de son caractère non sectaire.  Elle n’envoie aux païens que l’Evangile du Christ indépendamment de l’Episcopalianisme, du Presbytérianisme ou d’autres Eglises autonomes.  Ce programme correspondait exactement à ce que j’attendais d’une Société Missionnaire.   Néanmoins, ce ne fut pas de gaieté de coeur que je ralliais la LMS – il n’est jamais agréable pour quelqu’un habitué à tirer son plan comme bon lui semble de se retrouver redevable en partie à d’autres.”  Par conséquent, suite à un stage (plus pastoral que théologique) de quelque mois dans une paroisse rurale, il s’est trouvé ordonné ministre à la manière minimaliste du « Low Church ».  Pendant 18 ans il allait rendre  des fidèles et loyaux services dans les missions que la LMS sponsorisait en Afrique du Sud.  Bien que cette organisation figure parmi les moins à cheval sur l’orthodoxie et l’orthopraxie chrétienne, de commun et amiable accord, Livingstone allait la quitter en 1858.  A 44 ans, louangé par le monde scientifique et adulé par les masses, il était au sommet d’une gloire internationale qu’il n’avait jamais cherchée et qu’il n’appréciait guère. Devenu libre de ses moyens grâce à ses publications et les subsides d’amis et de sociétés savantes, il pouvait se permettre le luxe de retrouver sa liberté de mouvement et donner libre cours à cette indépendance d’esprit qui était la sienne. 

Notons qu’il n’a jamais voulu profiter personnellement de sa bonne fortune, subvenant aux besoins des siens[4] et payant de sa poche (avant de payer de sa vie) les frais de ses dernières explorations. En réalité, c’était surtout par acquit de conscience qu’il s’était résigné à ne plus émarger au très modeste salaire que la LMS payait à ses membres. Une brave chrétienne ayant insinué qu’en devenant explorateur il avait défroqué, Livingstone répondit que pour lui explorer et évangéliser c’était du pareil au même: «Je n’identifie pas mon idéal du devoir missionnaire avec celui de l’ecclésiastique empesé, Bible en main.  J’ai travaillé comme maçon, menuisier et forgeron et même temps que médecin et missionnaire.  Quand j’abattais un buffle pour nourrir mes compagnons de voyage[5] ou faisais des observations astronomiques, je me sentais au service du Seigneur et de ses volontés salutaires pour l’Afrique ; dois-je taire cette conviction uniquement parce que quelqu’un pourrait la considérer peu ou pas missionnaire ?  Néanmoins pour ne scandaliser personne, j’ai quitté la LMS qui me stipendiait ». 

Livingstone, comme Jésus, avait horreur de la religiosité hypocrite et de l’onctuosité cléricale.  S’habillant en laïc, il s’est toujours présenté comme « Dr » et non pas comme « le Révérend » Livingstone.  Ce qu’il disait de la prière rituelle et du jeûne gratuit (1882 : 369) me fait penser non seulement aux paroles de l’Evangile mais au discours de Bourguiba à la fin des années 1950 à propos de ramadan : tant qu’on n’a pas vaincu la faim et la pauvreté, il ne sert à rien de se priver ou faire ses dévotions.  Un de ses derniers mots – « rien de plus chrétien qu’une philanthropie rayonnante »  (« A diffusive philanthropy is Christianity itself » (ibid.,) – témoigne d’une praxis par-delà la dichotomie entre l’activité « proprement » apostolique et l’engagement pour la libération humaine.  Encore en 1871 Stanley était impressionné par les méditations bibliques que Livingstone présidait et commentait en swahili chaque dimanche à Ujiji, et dont la simplicité sincère contrastait à ses yeux avec « la piété pontifiante du prêtre anglican » (« stereotyped tone of an English High Church clergymen » (Robertson 1882 : 264 – cette remarque désobligeante pour l’Eglise d’Angleterre fut gommée dans le texte définitif de Stanley (1872 :355)). Ses derniers écrits sont toujours aussi pleins que les premiers de références à la Divine Providence qui veille sur sa mission.  Que celle-ci visait, en plus du remplacement du paganisme par un Protestantisme plutôt puritain et piétiste, la libération de l’esclavage par le commerce légitime d’un capitalisme civilisateur peut nous laisser rêveur. Comment sauver les Damnés de la Terre quand le « libérateur » est un libéral qui ne cherche qu’à gagner toujours plus en achetant au prix le moins juste ? A une époque où la révolution grondait dans la classe ouvrière (Thompson : 1963) et l’impérialisme était contesté, Livingstone n’avait rien d’un radical.   Par contre ce qu’on ne peut pas nier est que dans sa tête et jusqu’à la fin, « évangéliser » et « explorer » ne faisait qu’un. 

C’est dire ou du moins suis-je tenté de le dire que Livingstone avait vécu et résolu à sa satisfaction le dilemme qu’allaient connaître un siècle plus tard les « prêtres ouvriers » et que, à mon très modeste et marginal niveau, j’allais vivre moi-même en tant que « prêtre paysan ».  En affirmant que cet enjeu était ethnocentrique et donc une exclusivité occidentale on a à la fois pas encore dit grand-chose de bien concret tout en ayant mis le doigt sur l’essentiel.  Car son caractère incorporé et inculturé fait qu’un « Je », ne pouvant ni naître ni être partout à la fois mais seulement dans un milieu à un moment donné, n’a le choix qu’entre ignorer royalement ou assumer de manière critique les limites de sa situation sociohistorique. Par conséquent, le problème « évangéliste ou explorateur », « prêtre ou ouvrier » n’est pas tombé d’un ciel (et encore moins d’un Ciel !) sous lequel toute l’humanité se serait trouvée depuis ses origines.  Surgi au-dedans de la seule tradition occidentale, il est d’ordre intra-culturel et aucunement transculturel.  Ce qui peut paraître universel mais qui ne l’est qu’en tant qu’abstraction heuristique est la triple possibilité logique : l’un ou l’autre, l’un et l’autre, l’un est l’autre.  Ad intra c.-à-d. au sein de l’Occident, si certains (il s’agissait surtout de responsables hiérarchiques) ont exclu qu’on puisse être les deux à la fois, d’autres se sont identifiés comme évangéliste et explorateur, prêtre et ouvrier.  Ad extra, c.-à-d. à la lumière de l’interculturel, une solution encore plus satisfaisante pourrait se dessiner.  Car certaines cultures donnent à penser qu’idéalement « explorer » est « évangéliser », qu’œuvrer manuellement peut être ipso facto une mission libératrice. 

En effet, vu du dehors, l’Occident semble s’être laissé piégée par toute une série d’oppositions d’inspiration platonicienne et qui sont à peine moins manichéennes et moralisatrices que leurs équivalents Bouddhistes.  Quand vous croyez que ce bas monde humain ne vaut rien ni déjà ni surtout définitivement au vu et en vue d’un monde supérieur tout autre, il est clair que le naturel, le matériel, le profane, le pouvoir, la pratique, le travail, la santé… sont non seulement fondamentalement distincts de mais foncièrement nuls et non avenus face au surnaturel, au spirituel, au sacré, à l’autorité, à la théorie, au loisir, au salut… Ce choix culturel en faveur de l’Archétypique (divin) et contre ses avatars humains et ses adversaires diaboliques est la cause d’un tas d’effets prévisibles mais que d’autres cultures seraient tentés de considérer pervers.  Un esprit typiquement occidental voit la Science[6] s’opposer à la Foi et le Religieux menacé par la Sécularisation ; l’Eglise après avoir eu le dessus depuis au moins Grégoire VII se trouve désormais dominée par l’Etat ;  reste le prestige de la pure théorie et de la recherche fondamentale par rapport à la pratique salissante et à l’application éventuelle  - pour ne pas parler d’autres dichotomies occidentales encore plus insidieuses entre les sexes, les générations et les classes. 

Dans le domaine ecclésial cela a donné lieu à l’asymétrie descendante entre le clergé (plus ou moins haut) et les simples fidèles et dans le champ des Religieux en particulier la distinction dévalorisante entre les profès et les lais.  D’où chez les Missionnaires d’Afrique : les Pères Blancs, bons pasteurs chargés du salut des âmes de leurs brebis, et les Frères Blancs prenant en charge la maçonnerie, la menuiserie et la mécanique. Cette division du travail entre le proprement pastoral et le purement séculier (Frères enseignants, Sœurs infirmières) représentait la solution toute trouvée pour permettre à l’Eglise de renouer avec sa vocation primordiale d’ordre sacramentel et spirituel que l’accomplissement des rôles de suppléance, depuis la chute de l’Empire romain jusqu’à l’émergence de l’Etat moderne, avait longtemps occulté. 

Non problématisé, ce paradigme est à l’origine des vrais faux problèmes représentés par les oxymores apparents : « prêtre ouvrier », «explorateur évangélique » ou «anthropologue apostolique ». De leur point de vue ethnocentrique (malheureusement érigé en absolu surnaturel) aussi bien la LMS que Rome avaient relativement raison de trouver contradictoire de vouloir être la fois évangéliste et explorateur, prêtre et ouvrier.  Tout au plus une société missionnaire comme la LMS pouvait-elle instrumentaliser les services d’un explorateur ou d’un ethnologue pour une cause qu’elle estimait bonne puisque proprement évangélique et donc foncièrement distincte de ce qu’Hérode aurait bien voulu faire de la découverte des Rois et de ce que Léopold II a fait en embrigadant Stanley dans son aventure impérialiste.  Pour sa part, le Vatican ne pouvait que se résigner à permettre à une poignée de prêtres de faire semblant pour un temps d’être des ouvriers - étant entendu qu’une fois le blason du sacerdoce éternel redoré aux yeux des prolétaires ceux-ci, des brebis sauvées des loups marxistes, devaient réintégrer  le bercail de la vie paroissiale sous la houlette d’un bon pasteur revêtu de nouveau de la soutane en ne faisant désormais que dans le sacré sacramental. Aussi bien pour le pouvoir protestant que catholique ni l’explorateur, ni l’ethnologue ni l’ouvrier d’eux-mêmes n’avaient rien d’essentiellement évangélique.  

Or, l’expérience d’un Livingstone et le vécu de certains prêtres ouvriers (et « paysans » oserais-je ajouter !) revus à la lumière de l’exégèse contemporaine et corrigés au vu de l’existence d’optiques et d’options culturelles autres que celles de la tradition occidentale, donnent à penser le contraire : à savoir qu’explorer l’inconnu, faire de l’anthropologie et travailler en usine sont d’emblée et d’office au moins potentiellement des activités apostoliques, occasionnant sinon porteuses de libération.  Par conséquent, rendre « évangélisation » pour l’essentiel équivalente à l’expansionnisme ecclésiastique représenterait une forme étriquée de réductionnisme ethnocentrique.  Ce rétrécissement serait peu conforme aussi bien à ce que les exégètes ont révélé être la lettre et à l’esprit évangélique qu’aux leçons à tirer des travaux des socio-historiens sur le foisonnement sectaire des trois premiers siècles d’une mouvance qui n’allait se métamorphoser en église que grâce à Constantin (Veyne : 2000). 

En crevant le plafond paradigmatique érigé par le Christianisme occidental on peut se retrouver sur un palier où l’évangélisation redevient ce qu’elle avait été foncièrement pour et par Jésus : une libération du dedans de tout dehors aliénant.  Cet horizon qui dépasse certains dits de Jésus n’est pas inédit puisqu’il correspond à son identité intentionnelle où « exister » était synonyme d’« évangéliser ».   Certes, il y a évangile et évangile et la nouvelle que certains croient bonne peut se révéler mauvaise  non seulement pour d’autres mais pour tout le monde, le monde même inclus. Néanmoins, puisque dans l’abstrait « évangile » signifie « une bonne nouvelle » qu’est-ce qui en principe peut être plus interpellant qu’une vie  qu’on imagine « » ?  C’est pourquoi, à moins de se plaire en masochiste dans le pire, la vie qu’on mène témoigne d’une « bonne nouvelle » - même si  on n’en dit rien bien qu’on en ait en principe le droit voire le devoir.  Car désormais dans notre Village Global le Peuple non seulement sait ce que les notables gagnent mais leur en veut à mort de trop empocher – nos gilets jaunes n’étant que la manifestation « soft » d’un ras le bol populaire qui ailleurs, du Liban à Hong Kong en passant par l’Algérie, tourne vite à la revendication révolutionnaire.   En effet, les nouvelles propagées d’en haut - l’évangile selon Trump ou Poutine - sont rarement bonnes et parfois sont carrément mauvaises.  Entre le Charybde de la jungle capitaliste où chacun a le droit de profiter d’autrui et du monde tout court pour lui tout seul et le Scylla d’un goulag despotique, le  choix n’est pas celui de la liberté ou la servitude mais entre une prison apparemment et provisoirement plus dorée qu’une autre. 

La véritable bonne nouvelle (celle de Jésus et à laquelle Livingstone faisait écho) porte justement  sur l’espoir d’un nouveau monde tout autre que le présent. 

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Si je n’ai encore rien dit du discours évangélique tenu de vive voix par Livingstone c’est que, paradoxalement, son contenu ne vaut pas la peine d’en dire un mot aujourd’hui, mais en même temps, en ciblant ses limites on a tout dit.  D’un côté, sa parole n’était autre que celle que les Protestants de son époque croyaient être la Parole de Dieu portant sur l’envoi par un Père de son Fils souffrir sur une croix pour sauver une poignée de prédestinés du péché et de l’Enfer.  En outre, les « politically correct » risquent désormais d’incriminer dans son prêchi-prêcha sa stigmatisation de la polygamie et du paganisme.   Mais cette incrimination serait non seulement anachronique, elle escamoterait le fait que pas mal d’Africains et surtout Africaines ont profité de la présence missionnaire pour se libérer des us et coutumes qu’ils subissaient comme inhumains, dont la polygamie et la sorcellerie  (Singleton : 2005).  De l’autre, le fait que Livingstone n’a pu faire état que de la logique de son (mi)lieu en se servant de son langage vaut pour tout le monde.  N’en déplaise à ceux qui, comme les missionnaires catholiques que Livingstone croisait à l’occasion, s’imaginent à l’encontre des ignorants et des imposteurs être en possession de toute la vérité et rien que la vérité, personne ne peut parler que de ce qu’il a compris de ce qu’il a reçu dans sa situation sociohistorique. 

Nemo dat quod non habet : tout « Je » ne peut communiquer à autrui que le savoir que sa culture lui a inculqué.   L’apôtre, qu’il soit catholique ou protestant, n’a jamais pu parler d’autre chose que la foi telle que transmise par les autorités qui furent les siennes.  On ne peut pas plus reprocher à Livingstone d’avoir ignoré le Jésus de Marguerat qu’au Père Rivière, l’Apôtre des WaKonongo, de ne pas leur avoir parlé du Christ cosmique de Teilhard de Chardin.  Soyons on ne saurait plus clair : cela veut dire qu’à l’instar de n’importe quel autre peuple, au moment de leur conversion les WaKonongo n’ont pas eu affaire à un chimérique Catholicisme universel et univoque mais seulement à ce qu’en 1940 le Père Rivière avait en tête et à cœur de leur communiquer.   Il s’imaginait être le dépositaire d’un Dépôt de la Foi, se comportait en révélateur de la seule Religion révélée.   Mais en réalité, en amont du catéchisme de Trente, le message de ce Père Blanc français ne pouvait être que de la théologie néo-thomiste mâtinée de Droit Canon et matérialisée par le Rituale Romanum – un ensemble de construits intra-culturels qu’il avait reçus pendant ses années de formation et plus ou moins entretenu par le peu de moyens à sa disposition en brousse.  

De nouveau, à moins de raisonner en des termes surréels d’un surnaturel substantiellement transhistorique ou d’un naturel essentiellement transculturel, ce sont des cultures qui, à un moment donné, se rencontrent dans l’interculturel avec leurs déjà tout faits respectifs.  Au mieux cette rencontre permet d’échanger à propos de valeurs et de visions que chaque culture au départ a le droit de prendre pour relativement absolues. Par la suite, on peut choisir de camper sur sa position ou  envisager soit d’adopter la philosophie et pratique du monde de son partenaire soit d’en élaborer ensemble d’inédites.  Au pire, comme ce fut souvent le cas, l’interlocuteur dominant impose plus qu’il ne propose sa Weltanschauung. Par contre ce qui impressionne est le caractère peu impérialiste de l’interlocution de Livingstone.  Il lui arrivait souvent d’admettre que les mœurs qu’il reprochait aux Africains avaient été celles de ses ancêtres.  On peut regretter qu’il ait télescopé « libération » avec sa liberté protestante et le libre-échange mancunien.  Mais un digne représentant de l’époque victorienne ne pouvait guère rêver d’une libération post-religieuse et post-scientifique. Le tout est qu’en enlevant la poussière des yeux de nos prédécesseurs nous acceptions que nos successeurs s’attaqueront un jour à la poutre qui a obstrué notre vision des choses.  Car au bas mot darwinien l’espèce ne saurait se passer d’incessantes mutations libératrices jusqu’à sa fin – qu’elle arrive par transformation ou extinction. 

De toute façon, quoi qu’il en soit de son dit, c’est surtout par son vécu d’explorateur que Livingstone a libéré ses compagnons de voyage et les gens qu’il croisait chemin faisant.  Le monde missionnaire, en se précipitant vers le remplacement d’une religion par une autre, ne semble pas avoir réfléchi à fond sur le fait que Jésus n’a pas imposé une idéologie néotestamentaire en lieu et place de l’ancienne ni inventé  des nouvelles institutions religieuses axées autour de la gestion sacerdotale d’un système sacramentaire. C’est pourquoi pendant une génération ou deux la plupart de ceux qui se voyaient  affublés de l’étiquette « Chrétiens » continuaient à se comporter en Juifs fidèles comme si rien d’intrinsèquement inédit n’avait eu lieu aussi bien structurellement que spéculativement.  Tout au plus certains avec Paul se sont-ils sentis libres à la suite de Jésus de prendre quelques libertés avec les us et coutumes juifs. 

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Enfin, « last » et pour une fois « least », en y pensant après coup, il se fait qu’à l’insu de mon plein gré sinon à mon corps défendant, j’ai eu à évangéliser les WaKonongo modo livingstoniano.  Bien qu’inconsciemment les WaKonongo ayant été pour tout dans cette approche apostolique, même le cliché de service  « toute modestie à part » n’est pas de mise.  Programmé pour une vie communautaire (en poste les Pères Blancs ne devaient jamais être moins que trois), un Supérieur m’avait demandé une fois comment je pouvais vivre tout seul comme ça en brousse.  Sa question m’a paru tout aussi saugrenue que significative.  Car je ne vivais pas isolé en ermite mais intégré à fond dans le mode de production matériel et surtout de reproduction morale de mes proches voisins.  Avec eux je cultivais sur brûlis, partais chasser, récolter du miel en forêt, prenais quotidiennement part à la vie de ma grande famille d’accueil et participais au même titre que les autres habitants du cru aux activités collectives, festives et « politiques ».  Certes, tout en dissociant aussi peu que moi mes implications apostoliques de mes intérêts anthropologiques, ils s’attendaient à ce que je fonctionne comme prêtre et pas seulement comme paysan.  Néanmoins, le fait d’avoir eu immédiatement affaire aux individus, aux idées et aux institutions qui comptaient le plus pour eux m’a vite fait comprendre à quel point leurs équivalents ecclésiastiques (curés et catéchistes, instruction et liturgie catholiques) étaient tombés comme des cheveux bien légers sinon mal léchés dans une épaisse soupe de facture locale qui de toute évidence était entièrement à leur gout et largement suffisante à leur survie sociétale. 

A Rome, durant le concile, lors d’un débat (resté mémorable pour moi !) je fus rondement rabroué par le cardinal de Lubac pour avoir suggéré qu’en lieu et place des éléments eucharistiques européens, le pain et le vin, en Afrique on pourrait se servir des gâteaux de mil et de la bière locale.  « Mes » WaKonongo (« les » WaKonongo existent aussi peu que « les » Belges ou « les » Français) auraient trouvé que cette suggestion ne changeait pas grand-chose à un sacrement qui à leurs yeux relevait de la magie missionnaire. Mais surtout leur vécu m’a fait vite comprendre qu’un Jésus konongo aurait spontanément proposé que, voulant se souvenir de lui, les siens le fassent lors d’une palabre et non pas d’un repas.  Au début de mon séjour, le vénérables patriarche qui m’hébergeait me faisait manger à part et avant tous les siens, comme avait été autrefois la coutume des chefs et comme il était habitué à faire avec les prêtres de bref passage.  L’ayant persuadé de me laisser manger avec tout le monde, lors mon premier repas en famille, je n’ai presque rien mangé, étant le seul parmi les convives (exclusivement mâles) à vouloir faire la conversation.  La seconde fois, le vieux a donné une claque à un de ses petits-enfants qui, se remplissant la bouche à toute vitesse n’avait encore rien dit, en l’apostrophant : « vous êtes venu pour papoter ou pour manger ? ».  Ce n’est donc pas le manque d’éléments superficiels tels que le rassemblement des invités autour de la même table ou le pain fait d’une multitude de graines qui compliquait la catéchèse du repas eucharistique chez les WaKonongo, mais l’absence de cette commensalité qui chez nous comme en Palestine à l’époque de Jésus, consacre et confirme ipso facto la convivialité et la communion des esprits.  Par contre, là où les WaKonongo se retrouvaient ensemble (cette fois-ci femmes et enfants inclus) pour confirmer et consacrer leur naître et être communautaire était autour de la parole partagée, que ce soit formellement lors des palabres ou informellement lors des incessants échanges caractéristiques d’une culture purement orale.  Lors d’une enquête de sociologie pastorale au Nigéria, les Catholiques m’avaient incité à solliciter auprès du Vatican la création d’un sacrement contre les sorciers.  Si les WaKonongo avaient fait une demande similaire, elle aurait été pour la sacramentalisation de la parole (Singleton : 2015). 

Habitués à commanditer un spécialiste (le mganga) pour égorger un poulet sur les tombeaux des ancêtres pour qu’ils relâchent les ressources vitales dont ils étaient les nus propriétaires, les WaKonongo avaient apprécié la messe comme un sacrifice tout aussi vicairement sanglant mais à l’efficacité supérieure puisque effectué par un expert expatrié.  A leur demande donc j’ai continué à dire la messe pour la pluie et contre des menaces sorcières.  Mais emporté par des évidences ethnographiques et convaincu que « libérer » du dedans était le but de ma présence j’ai mis le paquet « évangélique » là où le bât blessait de fait et non pas à côte de la plaque locale.  D’où, outre ma contribution aux efforts collectifs d’en sortir matériellement vivants, ma participation active mais critique aux événements et structures qui rythmaient la vie sociale : naissances, mariages et funérailles, procès anti-sorcier et séances d’adorcisme des possédées, et surtout les palabres qui réunissaient les gens régulièrement – à chaque occasion cherchant à la fois à limiter les dégâts (suggérant que les époux désormais se mariaient pour eux-mêmes et non pas pour subvenir aux besoins des aînés,  plaidant pour la libération « conditionnelle » des accusées) et à aménager des espaces de plus grande liberté (surtout pour les jeunes, les femmes et les immigrés). 

Après coup j’allais appeler cette anthropologie de la libération par l’instrumentalisation des individus, des idéologies et des institutions qui importaient le plus pour les indigènes l’approche des trois « i ».  Je ne l’avais pas inventée au préalable – ce sont les WaKonongo qui me l’ont inspirée.  Libérer à partir de ce que l’autre propose plutôt que d’imposer ce qu’on possède (qui risque de n’être qu’un changement de carcan) vaut sur toute la ligne interculturelle et non seulement pour le volet chrétien.  Corruptio optimi pessima – malheureusement dans l’interculturel le meilleur est parfois le pire.  A la limite mieux vaut le mépris de l’autre que son assimilation à soi-même.  Rien de plus équivoque à cet égard que d’aborder la culture d’autrui en termes de jalons et d’inculturation.  Cette approche excessivement ethnocentrique fut d’abord le fait des apôtres à l’affut de pierres d’attente mais s’est généralisé aussi bien chez des académiques qui collent l’étiquette ethno aux savoirs approximatifs des Primitifs (ethnohistoire, ethnobotanique, ethnoscience…) que chez des praticiens qui adoptent des éléments culturellement accessoires pour adapter aux conditions locales un essentiel (la Médecine, la Psychiatrie, le Développement…) qu’ils croient tout aussi transculturel que le Dépôt de la Foi. 

Prenons le cas du mganga.  Au début de la christianisation et de la colonisation cette figure clef de la culture bantoue avait été traitée de suppôt de Satan et de sorcier charlatan. Vers la fin de ces processus aussi bien des expatriés que des évolués ont cru bien faire en rapportant le mganga à la Révélation (chrétienne) et/ou à la Raison (scientifique).  Pour des théologiens contemporains il avait fait figure et fonctionnait comme un prêtre païen là où pour des médecins modernes il aurait été un guérisseur primitif, « un médecin qui s’ignore ». Mais bien que sympathique en apparence, en réalité cette récupération ethnocentrique est doublement dé-culturalisante – voire « ethnocidaire » (Singleton : 2006).  D’un côté, traduit comme « clairvoyant remédiateur » et non pas trahi comme « tradipraticien », il avait la solution à tout problème, pouvant ex officio tout  aussi bien faire de la pluie et protéger votre bétail des voleurs que vous délivrer d’un mauvais esprit ou vous trouver de l’emploi (et à l’occasion soigner votre mal de tête ou régulariser vos menstrues).  Par conséquent, il avait aussi peu affaire à la religion à proprement parler qu’à faire avec la biomédecine avant la lettre.  Il n’est jamais facile de déterminer où cesse sensiblement le Même et où commence le significativement Autre.  On peut être non seulement un étranger dans sa propre famille mais aussi pour soi-même.  Néanmoins en principe quand on sort de l’intra pour entrer dans l’interculturel au lieu de réduire l’autre à une Mêmeté qui ne peut être que vous-mêmes (souvent en plus embryonnaire et moins performant), il y a lieu, jusqu’à preuve manifeste du contraire, d’accepter que l’ailleurs soit foncièrement autre.  Si vous ne faites pas cela, votre impérialisme inconscient, en déculturalisant l’identité irréductible de l’autre, vous prive et prive toute l’humanité d’une altération potentiellement porteuse : en l’occurrence, d’une part, l’éventualité d’un post-religieux axé autour des relations humaines au lieu d’un sacré sacramental confié aux seuls soins d’un sacerdoce d’origine divine, et, d’autre part, une philosophie et pratique du naître et être bien global autrement plus salutaire que l’ethnomédecine occidentale ciblée prioritairement sur le somatique.  

De l’autre, en surnaturalisant la religiosité que votre culture a mis présentement dans votre tête et en naturalisant la rationalité scientifique provisoirement en cours dans votre situation sociohistorique, vous rendez votre propre identité culturelle essentiellement non culturelle!  Si vous croyez que la Révélation et la Raison sont nées par accident en Occident mais doivent s’imposer tout (sur)naturellement à tout le monde, alors vous devez assumer le caractère fondamentalement intolérant de votre évangélisation.  Car en dernière analyse, si vous imaginez que Dieu et/ou le Destin vous ont chargé de la propagation d’un Noyau Dur substantiellement significatif hors toute culture, vous ne pouvez pas plus transiger sur l’essentiel que les grands Inquisiteurs d’hier.  Confronté à la diversité culturelle qui, même dans le meilleur des cas ne peut représenter à vos yeux qu’une dimension accidentelle, vous pouvez tout au plus vous servir d’éléments locaux pour emballer votre cadeau (sur)naturel – tout en devant anathématiser tout ce qui ne convient pas localement à sucrer votre pilule transculturelle. 

Sans être à ce point absolutistes, ni les supérieurs des Pères Blancs ni le directeur jésuite de Pro Mundi Vita (un Centre (bruxellois) d’information et de recherche au service des décideurs ecclésiastiques) ne pouvaient pas plus accepter la réduction de l’évangile à un libérez-vous radical du système que leurs équivalents juifs et romains des premiers siècles de l’ère chrétienne. Aux premiers j’avais suggéré que l’Eglise ayant été implantée en Afrique et les vocations évanescentes en Europe, il était temps de mettre la clef sous le paillasson, mais ils ont cru que l’Esprit voulait continuer la mission grâce à des candidats du Sud. Au second, qui m’avait recruté suite à mon expulsion de la Tanzanie, accusé par les autorités d’avoir téléguidé des serpents sur un village socialiste rival du mien, j’ai fait part de mes scrupules d’émarger à des subsides d’une Eglise qui, avec l’avènement de Jean Paul II, ne voulait plus entendre parler d’inédit. D’un accord donc aussi amical que celui de Livingstone nous nous sommes quittés en 1980 pour entrer presqu’aussitôt dans la coopération universitaire belge au développement de l’Afrique. 

Aussi bien pour mes anciens confrères que pour mes nouveaux collègues, d’apôtre j’étais devenu anthropologue.  Pourtant ma « reconversion », comme celle de Livingstone, n’était qu’apparente : non seulement mes nouveaux supérieurs me donnaient des « ordres de mission », dirigeant un projet belgo-sénégalais à l’université de Dakar en vue de la sénégalisation du poste, je ne me suis pas senti moins chargé d’une mission évangélique. Avant 1980, croire qu’il y avait lieu d’activer l’altération inéluctable du statu quo et donc d’accélérer l’avènement du postreligieux voire du postchrétien[7] ne m’a jamais empêché d’accepter qu’en attendant mieux, par certains côtés le religieux chrétien et même ses expressions ecclésiales ont pu représenter ce que l’humanité avait élaboré de mieux en la matière. Après 1980, entre autres, le développement, la médecine scientifique, l’université, les droits de l’homme, la démocratie (et même l’anthropologie !) me paraissaient faire partie de cette occidentalisation certaine du monde dont parle mon ami Latouche (1989).  Tout en reconnaissant qu’à choisir ces choix continuaient à être partiellement les miens, je militais pour l’advenir d’« après » tout autres. Car seule cette ouverture positive à des surgissements incessants d’inédits me semble pouvoir   sauver l’espèce pour les trois millions d’années que selon des calculs savants elle avait encore à parcourir avant sa fin.  Cette échéance hypothèque sérieusement la croyance que la rationalité occidentale, davantage encore que la révélation chrétienne, ne saurait connaître désormais que des modifications allant toujours foncièrement dans le même sens.   En effet, pour qui a des yeux pour voir, le développement n’est qu’une culture parmi d’autres, celle d’un certain Occident - parfois tout aussi bien intentionnée que le Christianisme occidental d’antan, elle ne peut pas plus représenter la Fin naturelle de toutes les cultures que son prédécesseur la Fin surnaturelle de l’humanité ; pour sa part la médecine occidentale n’est justement pas La Médecine mais celle de la tribu des Blancs ; quant à l’université (Singleton : 2003) elle n’a rien d’universel et tout d’un local récent (universitas signifiant non pas « tourner vers ou autour de l’universel » mais « modeste association volontaire » du genre club de foot ou guilde de métier) ;  son organisation programmatique date de la fin des années 1820 quand à Berlin von Humbolt a remplacé le trivium et le quadrivium médiévaux par une dichotomie entre sciences naturelles (exactes) et savoirs culturels (mous) qui répondait non pas à la réalité même du monde mais ne faisait que refléter une opposition entre une Nature et des Cultures (les unes plus éloignées que les autres des sens naturels des choses) que la plupart des peuples non occidentaux ignorent – il existe non seulement autant de natures que de cultures, mais il y a des cultures qui, attribuant un dedans au moindre caillou, n’ont jamais pensé à un dehors inanimé (Moscovici 1968 ; Singleton : 2001 ; Descola : 2004) ; enfin l’Homme dont on veut que les Droits soient respectés absolument ne peut être que celui d’un certain Occident (Singleton : 2000, 2016) qui, inféodé à l’indo-européen, pense « nature » là où  « hominisation » serait plus empiriquement exact et qui surtout impose sa conception simpliste et étriquée de l’identité humaine sur des cultures aux anthropo-logiques autrement plus complexes et inclusives (il y a des « animistes » qui distinguent jusqu’à neuf  et non pas deux éléments dans l’humain et qui ne le dissocient ni de l’infra ni du supra humain de la même manière métaphysique que nous) – pour ne pas parler de la néantisation bouddhiste du nombrilisme humain) ; ce qui aurait dû faire problème dans le mystère de l’Incarnation n’était pas le divin dont on n’en sait rien mais l’humain et c’est faute d’une problématisation de l’identité humaine que l’exportation aussi bien de l’anthropologie académique que de la démocratie parlementaire font figure et fonction comme des impositions néo-impérialistes qui s’ignorent. 

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C’est dire que « mission » rime avec « démission ».  Quoi qu’il en soit de la Charité, l’évangélisation devrait commencer chez soi.   Tant qu’on ne s’est pas libéré

Michael Singleton

Notes :

[1] Même à supposer que la parole soit de Jésus et non pas un mot dit tardivement par « Mathieu » pour promouvoir la cause de Pierre, Cullmann (1947 : 122), bien qu’ami de Paul VI, avait  déjà fait remarqué qu’on ne fonde une association qu’une fois pour de bon et non pas à chaque fois que la présidence est renouvelée.

[2] A sensiblement la même époque, Casalis (1884), un autre missionnaire protestant destiné à œuvrer aussi en Afrique du Sud, s’initie sérieusement à la médecine et à la chirurgie.  Qu’est-ce qui motivait l’Eglise de Rome d’interdire l’exercice de la médecine à ses prêtres? 

[3] A commencer avec le bonhomme qui libérait des possédés au nom de Jésus sans mandat de celui-ci (Lc 10.19sq) et a fortiori d’une quelconque autorisation officielle, il y a toujours eu des gens à évangéliser de leur propre initiative.  Un voisin de la famille de Livingstone, Arnot (1889 – Becker 1921 ou Wikipedia) allait s’inspirer de l’exemple de Livingstone et même dans l’Eglise catholique des missionnaires comme Pezet (Huysegoms & Liesse : 2012) ont fini par se demander si fonder des paroisses à l’européenne et les confier à un clergé indigène plus catholique que le Pape était vraiment ce qu’il y aurait eu à faire en matière d’évangélisation.  En lisant aujourd’hui des histoires générales des missions catholiques (Olichon : 1936) ou des bilans dressés par des congrégations particulières (Josson : 1921) on est sidéré par le fait qu’il est surtout question de la construction d’églises, de la fondation de séminaires et subsidiairement d’écoles et d’hôpitaux.

[4] Il avait épousé la fille de son superintendant – avec leurs enfants elle allait non seulement l’assister dans sa mission mais l’accompagner dans ses voyages au prix de sa vie.  Au scolasticat la dangerosité de l’apostolat était invoquée comme un motif de plus pour le célibat.  Passons sur le fait que cela donnerait actuellement des boutons aux féministes, il ignorait la présence des femmes dès les débuts de l’évangélisation de l’Afrique (Livingstone : 1918). 

[5] Non seulement naturaliste chevronné mais admirateur enthousiaste d’une Nature qui lui parlait de Dieu, Livingstone avait horreur de la chasse « sportive ».

[6] N’en déplaise à Sokal et Bricmont, rien de plus foncièrement « évangélique » que la critique radicale de la posture scientifique (Singleton : 1997).

[7] Bien avant qu’un agnostique comme Gauchet (1985 - suivi en partie tardivement par un Moingt jésuite : 2016) ait pu voir dans le christianisme une religion pour sortir du religieux, les « secular » voire les « death of God theologians » des années 1960 avaient déjà prévu la fin de la religion même chrétienne. 




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