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"Quand l’assiette est vide, les convives s’accusent l’un l’autre d’être des vole

Angelo Inzoli
Publié dans Bulletin PAVÉS n°63 (6/2020)

Proverbe burundais [1]

Je me souviens exactement où et quand j’ai entendu ce proverbe pour la première fois. J’étais au Burundi en 2005. Le pays sortait péniblement d’une guerre civile qui avait frappé toute la région des Grands Lacs. Au Burundi, pays de cinq millions d’habitants, il y a eu au moins 300 000 morts en dix ans dans des attaques, des assassinats ciblés, des massacres perpétrés par quinze factions rebelles et par des groupes extérieurs qui se disputaient le contrôle du pays. La population était épuisée. Mais quelque chose de plus profond que la souffrance causée par la guerre civile perturbait la vie sociale et je devais le découvrir lors de mon séjour au pays des mille collines.

J’ai été le premier Européen depuis 13 ans à rentrer au pays pour une raison autre que militaire ou humanitaire. À l’époque doctorant en sciences politiques à l’Université catholique de Louvain, j’étudiais le développement des ONG religieuses en Afrique. Le Burundi représentait un laboratoire inexploré et suffisamment limité pour ce travail. Ma recherche a consisté à interviewer les principaux responsables nationaux opérant dans le secteur de la promotion et de la gestion de projets de développement international. Il s’agissait d’un secteur important, l’un des rares à pouvoir apporter au plus petit et au plus pauvre état d’Afrique centrale des ressources financières et des infrastructures communautaires (santé, écoles, eau potable) inimaginables autrement. Les professionnels du développement constituaient une élite enviée et bien rémunérée, au point que le fait d’en faire partie était considéré comme le résultat d’une réussite sociale et professionnelle. Les portes de ce monde – dans lequel j’avais été autorisé à entrer – étaient gardées par de denses réseaux de relations ethniques et parentales dans lesquelles les dirigeants politiques et religieux locaux jouaient un rôle de premier plan.


Ce qui m’a frappé à un certain moment, pourtant, ce sont les accusations persistantes de corruption et de malversation qui touchaient même les organisations objectivement les plus saines et l’accusation d’appartenance à des réseaux opaques visant ceux qui y travaillaient. Un jour, j’ai demandé à une employée hautement qualifiée si elle n’était pas déçue par ce climat de suspicion et par le jugement peu flatteur de la part de ceux qui profitaient des infrastructures effectivement construites dans la région. Elle a répondu : "Expliquer aux gens notre rôle et les règles de la coopération internationale n’est pas facile ! La majorité de la population vit dans la misère. Parler d’économie à des gens qui ne savent pas quoi mettre le soir dans l’assiette de leurs enfants, c’est difficile. Ici on dit : quand l’assiette est vide, les convives s’accusent mutuellement d’être des voleurs." Voilà le fossé dans lequel même la coopération s’est empêtrée par inadvertance : le fossé entre la misère du plus grand nombre et le privilège de certains. J’ai compris ce que voulait dire un sociologue américain, Peter Uvin, qui prétendait que le ressentiment accumulé pendant des années d’inégalités créées dans la population suite à l’action des ONG internationales, était l’un des ressorts de la violence qui a explosé dans la région des Grands Lacs.

Voici donc le sens du proverbe : la misère, amplifiée par les inégalités entre mondes contigus, éteint la confiance sociale, nourrit le ressentiment, déclenche la suspicion. Celui qui réussit est considéré comme un voleur d’opportunités et la cause de la misère pour les autres. Celui qui est dans la misère est accusé d’être un parasite et un opportuniste, incapable d’aller au-delà de la recherche d’un profit immédiat et de coopérer au développement du pays. Dans un peuple la misère s’installe donc avec son armée de paranoïa et de rancune contre ceux qui n’appartiennent pas à notre "cercle". Que ce soit les étrangers, les Roms, d’autres encore. Des étincelles de frustration qui allument les incendies quotidiens et alimentent la tension sociale. Seuls une solidarité effective et un pacte politique fort entre les parties concernées, pour le bien de tous, peuvent désamorcer cette guerre. Et cela est vital pour la survie de chacun car, rappelons-le : il y en a toujours qui ont intérêt à ce que la guerre des pauvres explose. En Afrique comme en Europe. Aujourd’hui comme hier.

27 avril 2020


Angelo Inzoli - Milan, Italie)

Notes :

traduction : P. Collet

[1] Source : https://www.noizona2.it/index.php/buone-notizie/124-detti-e-proverbi/407-il-piatto-vuoto-2?fbclid=IwAR2MncBTXzfen3-vtnuIlJKh9SHuuHiAF89fSV-mqnB3cJzNm6rXcM34f0I




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