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Plaidoyer pour que les économistes soient mieux entendus

Georges De Cat
Publié dans Bulletin PAVÉS n°63 (6/2020)


Dans le chapitre introductif de leur dernier ouvrage[1], les économistes Abhijit Banerjee et Esther Duflo décrivent la difficulté qu’ils éprouvent à être entendus par l’opinion publique et par les différents acteurs du monde politique et social. Ces deux chercheurs ne sont pas des moindres : ils ont reçu ensemble le prix Nobel d’économie en 2019 (avec Michael Kremer) pour « leur approche expérimentale visant à soulager la pauvreté mondiale ». De citoyenneté américaine, mais d’origine respectivement indienne et française, ce couple marié travaille depuis de nombreuses années au Massachusetts Institute of Technology (MIT) dans le domaine de l’économie du développement. Leur approche consiste à élaborer des théories et des méthodes pour promouvoir le développement de pays à revenus modestes, notamment en matière de santé, d’éducation, et de conditions de travail.

Cet article se limite à évoquer comment Banerjee et Duflo se positionnent comme économistes par rapport au contexte sociétal actuel, en particulier la montée de l’intolérance ces dernières années et la polarisation qui en résulte.

Pourquoi les économistes bénéficient-ils si peu de la confiance du public ?[2]

Ce n’est pas seulement parce qu’ils n’écrivent que très rarement des livres grand public : leur activité se concentre principalement sur la publication d’articles de recherche de niveau peu accessible. Ce qui joue également, c’est que certains préjugés sociaux, souvent basés sur la désinformation, empêchent les économistes de faire valoir les résultats de leurs études, lorsqu’ils vont dans le sens contraire à l’opinion courante, ce qui est souvent le cas. Ajoutons encore que la culture médiatique ne laisse pas beaucoup de place à des explications longues et argumentées souvent indispensables à la compréhension. Ce qui laisse la place à des "économistes médiatiques" autoproclamés au langage péremptoire, peu soucieux des faits objectifs.

Les grands défis d’aujourd’hui

Dans leur livre, Banerjee et Duflo abordent une série de problèmes majeurs qui menacent le bien-être et la stabilité des sociétés du monde contemporain : le changement climatique, les inégalités sociales, les pressions migratoires, la robotisation, ou encore les troubles du commerce[3]. Or, pour en atténuer les effets néfastes, il faut d’abord effectuer une analyse objective des mécanismes qui sous-tendent ces problèmes. Malheureusement, nous sommes entrés dans une époque de polarisation croissante : les confrontations entre droite et gauche dans beaucoup de pays du monde ne laissent que peu de place à un débat serein. Les opinions sont souvent basées sur des slogans ou des raisonnements simplistes. Cela est d’autant plus regrettable que nous semblons aborder des temps difficiles, et il est donc urgent d’arriver à un consensus sur les politiques économiques et sociales à mener pour y faire face. C’est là que les économistes, avec leur méthodologie propre, peuvent jouer un rôle. À l’instar de la recherche médicale, ils identifient les faits troublants, posent des hypothèses basées sur des acquis antérieurs, effectuent des expérimentations prudentes sur le terrain, et tirent des conclusions à mettre en œuvre dans le monde réel. Par cette approche, ils espèrent écarter du débat les préjugés sans fondement.

Ce qui ne veut pas dire que les économistes ne se trompent pas : il suffit de voir les marges d’erreur dans leurs prévisions des taux de croissance. Il en va de même avec les hypothèses qui sous-tendent les conclusions de leurs analyses : elles doivent correspondre aux réalités changeantes de la société. Si le risque d’erreur ne peut donc être exclu, on ne peut par contre tolérer qu’un économiste, aveuglé par l’idéologie, reste si attaché à son point de vue qu’il va jusqu’à ignorer les faits qui disent le contraire.

Aurait-on pu prévoir le quasi-arrêt de l’économie suite à la pandémie du Covid19, apparue après la publication de leur ouvrage ? Dans une interview récente, Esther Duflo reconnaît que « c’est une erreur de ne pas l’avoir envisagé ! En relisant ce que les experts avaient dit au moment de la grippe aviaire, il y avait déjà une peur qu’une pandémie de ce type se produise. Avec un peu de recul, c’est quelque chose qu’on aurait pu considérer et auquel on aurait pu mieux se préparer[4].» 

Pour nos auteurs, les défis majeurs de notre temps cités plus haut requièrent une approche différente. Beaucoup d’économistes partent d’une conception étroite du bien-être, en mettant l’accent sur la consommation matérielle. Chercher ainsi l’optimisation du seul revenu conduit sur de fausses pistes, comme celle de vouloir poursuivre une croissance économique effrénée, ou de considérer les pauvres comme formant une menace sociale. Il faut plutôt se recentrer sur les véritables besoins de l’être humain : la reconnaissance de la dignité humaine, le respect du bien commun, l’éducation, la santé, et la sécurité. Car c’est cette approche qui permettra de mieux se comprendre et de dépasser les clivages qui semblent actuellement irréductibles. Mais cela « suppose une redéfinition radicale des priorités économiques et des dispositifs choisis par nos sociétés pour protéger leurs membres, notamment quand ils se trouvent dans le besoin.[5]»

Préférences et préjugés

Pour établir leur programme politique, les leaders populistes s’appuient volontiers sur des slogans racistes, homophobes ou simplistes. Ces slogans, amplement diffusés par les techniques modernes, contribuent notamment à forger les préférences sociales de leur auditoire (« Je préfère vivre dans un pays sans immigrés »[6]).

Beaucoup d’économistes ont laissé de côté la question des préférences individuelles, en se bornant à expliquer qu’elles sont cohérentes et stables[7]. Or, nos auteurs estiment que les préférences d’un individu sont influencées par la présence de manies ou de modes dans son entourage, ou encore par les normes sociales imposées par son milieu, et auquel il se résigne à adhérer pour ne pas en être exclu[8].

Ces constatations mettent le phénomène des manifestations racistes ou d’intolérance dans une autre perspective : elles ne reflètent pas néces-sairement les préférences individuelles de ceux qui y participent, notamment pour les raisons suivantes :

-        Le groupe intolérant peut exercer des manœuvres d’intimidation sur les autres, surtout les moins nantis, car plus dépendants et pas assez autonomes ;

-        Certains individus manifestent une forme d’intolérance par loyauté envers le groupe intolérant, car ils y ont des liens d’affinité par ailleurs ;

-        La "discrimination statistique" (la corrélation perçue entre par exemple la race et l’exercice d’une activité criminelle) joue sur la croyance que l’"autre" est dangereux.

Croyances et polarisations

Nos croyances personnelles sont influencées en partie par nos besoins émotionnels, et aussi par le profil que nous voulons présenter face à notre entourage[9]. C’est une des raisons pour lesquelles nous n’aimons pas changer d’avis, ce qui serait avouer de s’être trompé. On évacuera donc des informations qui vont à l’encontre de nos croyances, et on se construira une robuste argumentation pour les justifier.

D’autre part, nous avons tendance à former des groupes en fonction de nos affinités (homophilie), au détriment des contacts et d’échanges avec des groupes extérieurs. Dans certains cas, non seulement l’exposition à d’autres points de vue s'en trouve compromise, mais aussi les croyances des membres du groupe se renforcent[10], qu’elles soient fondées ou non. Parallèlement, on constate que les opinions des membres convergent sur bon nombre de sujets connexes. On a ainsi vu naître des foyers d’opinion politique, chacun avec des idées bien ancrées, mais qui ne se parlent pas. Certains politiciens habiles ont profité de cette polarisation d’opinions pour se profiler différemment en fonction des sensibilités de leurs auditoires, et ainsi obtenir leurs suffrages.

L’apparition des réseaux sociaux a malheureusement contribué à renforcer les opinions préconçues :

-        Ils facilitent la création et la diffusion à bon compte de rumeurs et de désinformations à répétition, étouffant ainsi la production d’informations fiables par des journalistes professionnels, dont le nombre est d’ailleurs en diminution ;

-        Le style de communication y est souvent négligé, dénigrant et offensif, ce qui ne favorise pas le dialogue constructif. Des individus peu scrupuleux y lancent des "ballons d’essai" extravagants, dans le but de nuire à leurs adversaires ;

-        En combinaison avec des algorithmes sophistiqués, ils ont ouvert la porte à la diffusion automatique d’informations qui vont dans le sens des préférences de leurs destinataires, parfois même à leur insu. Cela réduit leur sens critique et renforce encore plus leurs préjugés.

Pour aller de l’avant

Une bonne politique économique ne peut se concevoir sans prendre en compte les préférences des populations, qui sont étroitement liées à leurs besoins et leurs désirs. D’autre part, le combat contre les préjugés et le rétablissement d’un climat de dialogue doit faire l’objet d’une attention particulière. Ces préjugés sont souvent des réactions défensives face à tout ce qui va mal dans le monde et du sentiment de ne pas être respecté.

Ce qui nous mène à deux observations :

-        La meilleure manière de combattre les préjugés ne consiste pas à affronter ou diaboliser ceux qui en ont – ce qui ne ferait que renforcer leurs croyances – mais plutôt de proposer des pistes qui répondent à leurs besoins sous-jacents.

-        L’étude des préférences et de leur rapport avec le milieu social suggère qu’il est possible d’amener les gens à modifier leur comportement. Notamment dans les cas des électeurs qui, souvent par dépit ou cynisme,  soutiennent des partis intolérants. Mais cela suppose qu’on puisse identifier et expliquer les véritables enjeux en présence.

Dans leur dernier chapitre, nos auteurs soulignent que les idées, bonnes ou mauvaises, font bouger le monde. Elles alimentent les politiques gouvernementales et modifient ainsi le cours des évènements. C’est aux économistes d’orienter ces politiques dans le sens d’un mieux-être pour tous. Mais cela implique de leur part une attention soutenue pour contrer, par des argu-mentations rigoureuses, les slogans simplistes et non fondés en ces temps difficiles que nous traversons.




Georges De Cat (Communautés de Base)

Notes :

[1]  Abhijit V. Banerjee and Esther Duflo, Good Economics for hard times, Penguin UK, 12 nov. 2019, 256 pages.  Traduit en français sous le titre : Économie utile pour des temps difficiles, Paris, Seuil, mars 2020.

[2]  Sondage YouGov (Royaume-Uni) 2017 : seuls les politiciens étaient moins bien cotés que les économistes (les infirmières tenant la palme de confiance).

[3]  Vu la date de parution de leur dernier livre, les pandémies virales n’ont pas été prises en compte par les auteurs.

[4]  Esther Duflo, invitée du Grand entretien de Nicolas Demorand et Léa Salamé https://www.franceinter.fr/emissions/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien-31-mars-2020

[5]  Op. cit. p. 9

[6]  Les auteurs font la différence entre préférences, qui ne se discutent pas, et croyances, qui peuvent être erronées et donc discutables.

[7]  Appelées « préférences standard » par Gary Beckeret George Stigler, fondateurs de l’école d’économie de Chicago.

[8]  Voir les travaux d’Elinor Ostrom, première femme à obtenir le prix Nobel d’économie (2009). Elle a notamment observé des petites communautés en Europe et ailleurs, qui ont adopté la norme de la propriété collective, plus apte à assurer le bien commun que la propriété individuelle.

[9]  Voir les travaux de Jean Tirole (prix Nobel d’économie 2014) et Roland Benabou sur les "croyances motivées".

[10]  Phénomène dit de "caisse de résonnance" (echo chambers).




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