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Homélie pour les funérailles de Pierre de Locht

Paul Tihon
Publié dans Bulletin PAVÉS n°11 (6/2007)

 

À la cathédrale de Bruxelles, le 17 mars 2007

 

Sur Matthieu 5 , 1-12

 

 

Frères et sœurs, et vous tous et toutes, amis de Pierre de Locht,

 

Ce qui nous rassemble ce matin, ce n’est pas seulement le souvenir d’un homme que nous avons aimé et admiré, c’est sans doute, plus profondément, la trace laissée en chacun de nous par sa personnalité. Sur ce point, les témoignages que nous avons entendus sont unanimes.

Mais ce n’est pas pour rien que les hommages qu’on lui rend se font en ce lieu et dans le cadre d’un office religieux, d’une eucharistie, comme nous disons, nous chrétiens.

Car nous touchons ici ce qui a été au centre de la vie de Pierre, jour après jour, durant tant d’années de sa longue vie. Ici, dans ce lieu, dans cette eucharistie, des paroles sont proclamées qui n’ont rien d’ordinaire, des paroles qui ont marqué sa vie, et qui peuvent marquer la nôtre. Y compris celles que je viens de lire devant vous.

Bien sûr, nous sommes habitués. On dit : « ce sont ‘les béatitudes’ ». Un passage classique de l’évangile selon saint Matthieu. On connaît presque par cœur. Les phrases vous tombent toutes seules dans l’oreille. Du coup, elles risquent d’en sortir tout aussi vite.

Ces phrases, essayons d’en retrouver la force, le paradoxe, l’étrangeté. Parce que ce sont elles qui, pour une part, ont contribué à modeler la personnalité de Pierre, et qui sont à l’origine de son rayonnement. Parce que c’est à cause d’elles qu’il a porté, sur le monde et sur les gens, un regard qui ressemblait un peu à celui de Jésus.

Pour retrouver la force de ce message des béatitudes, il nous faut dépasser  une lecture affadissante. Comme si Jésus, en voyant la foule des malheureux de son temps, leur avait simplement servi une parole de consolation : « Ne vous en faites pas, un jour vous serez au paradis ».

Penser cela, c’est sous-estimer le regard lucide et radicalement critique que Jésus porte sur le monde qui l’entoure. De ce regard critique, chacun des quatre évangiles témoigne. Manifestement, Jésus n’a rien d’un naïf. D’un côté, il se sent porteur du rêve de Dieu sur l’aventure humaine. De tout son être il souhaite voir se réaliser un monde de justice, d’entente, de solidarité, bref, un monde où on puisse vivre ensemble dans la paix et l’amour mutuel. C’est précisément pour cela qu’il ressent d’autant plus vivement le contraste avec ce qu’il a sous les yeux. Ce que Jésus voit, c’est  un monde de violence, d’inégalités criantes, de misère, de maladie, de forces de mort.

C’est là-devant que Jésus prend position. Mais pas n’importe comment. Il cherche à atteindre le mal à la racine. Un peu plus haut dans le texte de saint Matthieu, un épisode symbolique nous éclaire à ce sujet : celui des tentations de Jésus. Je traduis à notre usage : Le tentateur, le satan, l’adversaire du rêve de Dieu sur notre histoire, c’est celui qui dit « enrichissez-vous », celui qui dit « cherchez à être le plus fort », celui qui dit : « arrangez-vous pour occuper le devant de la scène, pour qu’on parle de vous à la télévision ». L’argent, le pouvoir, le prestige, voilà ce qui mène le monde. Cela, Jésus le voit bien.  

Mais Jésus voit aussi les victimes de ce système. Il les a sous les yeux, dans la société de son temps, la foule des petits, des méprisés, de ceux qu’on rejette parce qu’ils ne sont pas « des gens bien ». Et Jésus, nous dit l’évangile, est pris aux entrailles : « Cette foule me fait pitié » ( Mt 15, 32 ; cfr 9, 36 ; 14, 14) . Parce que lui se sent porteur de ce « rêve de Dieu » sur l’aventure humaine, parce qu’il n’aspire à rien d’autre, qu’il y consacre tout son temps, tout son cœur, chacune de ses paroles. Et toute sa lucidité. 

Dans l’évangile de saint Matthieu, le texte que j’ai lu, ce sont les premiers mots que Jésus adresse à la foule. L’auteur a choisi ses mots, il commence par une phrase solennelle : « A la vue des foules, Jésus monta dans la montagne, il s’assit et ses disciples s’approchèrent de lui. Et prenant la parole, il les enseignait. Et son premier mot, c’est : « Heureux…».

Et ce qui suit s’oppose diamétralement aux valeurs qui mènent le monde. Regardez comment fonctionne la planète, nous dit Jésus. Regardez bien : quelle pitié ! Vous voyez la course à l’argent, au pouvoir, au prestige, et vous voyez ce que cela donne comme résultat. Mais en même temps, heureuse-ment, il y a des gens, il y a des hommes et des femmes qui ne vivent pas pour l’argent, heureusement il y a des hommes et des femmes qui refusent la violence, qui cherchent à mettre la paix là où ils trouvent la discorde, qui s’engagent pour que le monde tourne un peu plus juste. Eh bien, dans ce monde, je vous le déclare, c’est grâce à eux que le bonheur est possible, « ailleurs que dans les rêves, ailleurs que dans les nues ». Pour sortir d’un monde de rapine et de violence, il n’y a pas d’autre chemin. Et il y en a qui prennent ce chemin. C’est à cause d’eux que le monde reste habitable.

Heureux ceux-là, nous dit Jésus. Si vous aspirez au bonheur, c’est dans cette direction qu’il faut marcher. Et toute la suite de son enseignement, et aussi ses actes, vont se dérouler dans la cohérence de ce préambule, et entraîner des comportements très concrets, sur le pardon, la non-violence, la fidélité, le rejet de l’hypocrisie, et ainsi de suite.

Notons-le bien, tout ce qui nous est dit là n’a rien de proprement « chrétien » : Jésus est un bon juif, il n’est pas venu fonder une nouvelle religion. Ce qu’il dit là, c’est la manière dont il voit le monde, et dont il envisage de porter remède à ses maux. Quelles que soient nos convictions, nous pouvons partager - ou non - ses analyses, les conclusions qu’il en tire et les solutions qu’il propose. Depuis deux mille ans, il y a des hommes et des femmes qui les ont prises au sérieux. Et aujourd’hui encore, beaucoup d’hommes et de femmes de notre monde, qu’ils soient chrétiens ou non, - heureusement ! - se laissent guider par ces valeurs. Comment ne pas songer à notre ami Pierre de Locht, et à tous ceux et celles dont ils s’est senti proche, qu’ils soient chrétiens ou non ?

Mais je serais infidèle au texte si j’en restais là. Car dans les béatitudes, Jésus nous donne une définition surprenante du bonheur. Il est question de « royaume des cieux », d’« avoir la terre en partage », de « voir Dieu », d’être « appelés fils de Dieu ». Pour traduire ces choses-là pour notre temps, les mots nous manquent, mais les faits parlent. Le bonheur dont il est ici question, cette sorte d’ouverture au fond de l’existence humaine, cet in-fini dont nous pressentons qu’il n’est pas simplement la projection de nos désirs, il habite le cœur de nombreux êtres humains. En dépit des épreuves de la vie, en dépit des obscurités de l’histoire. Qu’ils soient chrétiens ou non. Et cela se voit.

J’ose dire que c’est un bonheur dont notre ami Pierre a témoigné, lui qui a souffert dans sa vie et dans son attachement à l’Église, lui qui a été aussi, en un sens, un de ces « prophètes qui nous ont précédés et qui ont été persécutés », lui dont la sérénité confiante nous a impressionnés.

Si nous suivons plus ou moins le même chemin de vie, puissions-nous, à son exemple, ne pas restreindre l’ampleur de nos désirs, puissions-nous ne pas limiter nos aspirations au bonheur, et surtout, puissions-nous en éprouver quelque peu la présence, ne fût-ce que par instants, au fond de notre cœur. C’est mon souhait pour chacune et chacun d’entre nous.

Paul Tihon


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