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Le projet d’Aparecida

José Comblin
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Cet article a été rédigé en portugais et envoyé par le P. José Comblin au mouvement También Somos Iglesia-Chile, le 3 août 2007.


Le projet de la Conférence d’Aparecida est ambitieux. Il ne s’agit de rien moins que d’une inversion radicale du système ecclésiastique. Cela fait des siècles que la pastorale de l’Église est centrée sur la conservation de l’héritage du passé. Toutes les institutions furent adaptées à cette finalité. Ce système fut installé au XIIe siècle et, depuis lors, il n’a quasiment pas changé. En conformité avec le projet d’Aparecida, tout sera désormais orienté en vue de la mission. La mise en œuvre de ce projet va occuper tout le XXIe siècle.

Les évêques ont donc lancé ce projet, mais le premier problème sera maintenant de convaincre le clergé. La génération actuelle n’est pas préparée à cette inversion de ses tâches. Il va être nécessaire de changer radicalement la formation et de préparer de nouvelles générations sacerdotales bien différentes de l’actuelle.

Faire en sorte que toute l’Église se fasse missionnaire est une tâche gigantesque. Durant le premier millénaire, la mission fut assumée par les moines. Nombre d’entre eux devinrent évêques et laissèrent une réputation de fondateurs d’Églises. L’Église était alors essentiellement rurale. C’est lors des XIe et XIIe siècles que se créa le système des paroisses. Mais le clergé paroissial était ignorant. Il n’avait en effet reçu aucune formation.

Déjà au XIIIe siècle, saint Thomas d’Aquin se plaignait de ce que le clergé n’évangélisait pas, n’était pas missionnaire. Il montrait au contraire que c’était les Ordres Mendiants qui en fait évangélisaient.

La même plainte s’est répétée durant tous les siècles qui ont suivi jusqu’à aujourd’hui. La mission fut assumée par les Mendiants à partir du XIIIe siècle et, depuis lors, par les Sociétés de prêtres missionnaires comme la Congrégation de la Mission de saint Vincent de Paul, la Congrégation des Rédemptoristes de saint Alphonse de Ligori et d’autres. En Amérique Latine, la mission fut assumée, en premier lieu, par les Franciscains qui fournirent plus de la moitié des missionnaires. Les Dominicains furent surtout importants au XVIe siècle. Les Carmes et les Augustins arrivèrent avec moins de missionnaires, tout comme les Bénédictins. Vinrent ensuite diverses congrégations.

Au XXe siècle, ces Ordres et Congrégations prirent en charge des paroisses et, en conséquence, seule une petite minorité se consacra à la Mission. Ils utilisèrent des méthodes adaptées aux XVIIe et XVIIIe siècles, mais tout à fait inadéquates pour le XXe. Ils se consacrèrent au monde rural alors que 80% de la population latino-américaine migrait vers les villes.

Et voici qu’arrive le projet épiscopal qui va exiger un changement et de mentalité et de comportement. La Mission sera la priorité et elle laissera au second plan l’administration de la petite minorité qui fréquente les paroisses. Il sera nécessaire de modifier la formation sacerdotale de manière radicale. Les religieux vont devoir revenir à leur vocation initiale et cesser d’être des administrateurs de paroisses ou d’œuvres diverses.

Il y a de cela quelques années, j’avais écrit que don Helder était le modèle d’évêque du XXIe siècle. Don Helder était missionnaire et il avait un excellent collaborateur pour toutes les tâches administratives. Surtout depuis sa conversion en 1955, et sa nouvelle conversion lors de son arrivée à Recife, don Helder fut l’homme du contact personnel. Il était capable d’attirer, capable de transformer les personnes avec lesquelles il entrait en communication de façon à ce qu’elles sentent la nécessité de changer de vie. Il avait le don d’éveiller des vocations de chrétiens missionnaires.

1. Les thèmes les plus significatifs du document final

En premier lieu, il nous faut mettre en relief le choix du thème général de toute la Conférence. Il y a une trentaine d’années, on ne parlait pas de mission en Amérique Latine. Dans la mentalité populaire, les missionnaires étaient les prêtres, les religieux et religieuses, qui venaient d’Europe et d’Amérique du Nord pour renforcer les cadres des églises locales. Ils pouvaient aussi être les prédicateurs des missions (traditionnelles).

Il s’agissait d’un héritage colonial. La missiologie ne figurait même pas dans les programmes de la formation sacerdotale. C’était la spécialité de quelques-uns qui allaient se consacrer aux régions les plus dépeuplées ou retirées comme l’Amazonie. Etaient missionnaires les évangélisateurs des Indiens et la majorité d’entre eux étaient des étrangers.

Ceci ne veut pas dire qu’il n’y avait pas de catholiques, prêtres, religieux, religieuses, et surtout de laïcs, qui étaient missionnaires. Ils ne savaient pas qu’ils étaient missionnaires parce qu’ils n’avaient aucune visibilité et n’avaient pas de statut défini. Ils étaient des missionnaires anonymes.

Depuis lors, on a connu beaucoup d’expériences qui se présentèrent comme missionnaires. Le mot missionnaire entra dans l’usage commun du peuple qui identifie désormais certaines personnes comme missionnaires. Beaucoup de groupes adoptèrent le nom de missionnaires. Aujourd’hui, la conscience d’une nécessité de la mission au sein d’une société toujours plus sécularisée a beaucoup augmenté. La Ve Conférence du CELAM a recueilli ce qui se prépara durant 30 ans.

En second lieu, il faut souligner que la Conférence décida de revenir à la méthode de Medellin et Puebla, c’est-à-dire au schéma voir-juger-agir de l’Action Catholique (n. 19). On insiste beaucoup sur cette continuité (n. 391-398). Il est difficile de ne pas percevoir dans cette insistance une discrète expression de repentir et de volonté d’y revenir. On ne peut nier que l’influence de Medellin et Puebla avait diminué ces dernières années. Il ne manquait pas de prêtres qui disaient clairement que Medellin était désormais dépassé et qu’il n’était plus utile pour l’Église actuelle. C’est pourquoi, il faut souligner cette forte insistance de la Conférence d’Aparecida.

Cette continuité avec Medellin et Puebla se manifeste avant tout dans deux thèmes fondamentaux de la Conférence : l’option pour les pauvres et les communautés ecclésiales de base. Ce sont justement les deux thèmes qui avaient été mis en question ou traités avec indifférence comme étant des choses appartenant au passé. Ils avaient disparu lors du synode romain de 1997 : l’Église en Amérique. Bien que dans les textes officiels de certains pays (surtout au Brésil) on mentionnait encore l’option pour les pauvres et les communautés de base, la situation d’ensemble était bien différente. Il suffit de rappeler le texte que publia un jour le P. José Marins, qui avait été un apôtre infatigable des CEB (Communautés Ecclésiales de Base) dans toute l’Amérique latine. Il était d’une rare amertume. Au Brésil, il est difficile d’imaginer jusqu’à quel point l’option pour les pauvres et pour les communautés de base avait disparu dans divers (« beaucoup », serait plus juste !) pays d’Amérique latine.

La Conférence d’Aparecida renouvelle l’option pour les pauvres (397, 398, 399). Il ne s’agit pas d’une formule conventionnelle. Le texte se fait insistant : « assumant avec une force nouvelle cette option pour les pauvres » (399). Ici aussi on trouve un certain accent de repentir comme la conscience de ce que cette option avait perdu son urgence dans la pastorale de l’Église et qu’elle n’était plus vécue comme une priorité. En plus de cela, le texte reconnaît que les pauvres sont sujets de l’évangélisation et de la promotion humaine (398). Voir tout le paragraphe (391-398).

Le texte va jusqu’à utiliser deux fois le mot “libération” qui était un mot interdit. Il est vrai que la libération est nuancée par l’adjectif « authentique » (399) ou « intégrale ». Mais le mot est présent, ce qui signifie que désormais on peut de nouveau l’utiliser (385).

Le document de conclusion parle explicitement des Communautés Ecclésiales de Base (178-179). C’est la partie du document qui a subi le plus de corrections à Rome, car le texte des évêques était beaucoup plus incisif. Même ainsi, le texte énonce tous les fruits positifs des Communautés Ecclésiales de Base (CEB), reconnaissant qu’elles furent la concrétisation de l’option pour les pauvres.

Les évêques avaient écrit : « Nous voulons réaffirmer avec force et donner une nouvelle impulsion à la vie et à la mission prophétique et sanctificatrice des CEB dans le suivi missionnaire de Jésus. Celles-ci ont été une des grandes manifestations de l’Esprit dans l’Église d’Amérique latine et des Caraïbes depuis Vatican II » (194). Ces phrases ont été censurées et le texte en est resté affaibli. D’autres corrections vont dans le même sens. Mais le texte des évêques existe et peut être consulté. Pour la conscience latino-américaine, il est plus significatif que les censures.

Dans le texte des évêques il y a une reconnaissance de ce que les CEB ne purent se développer, malgré leur valeur, et que divers évêques y mirent un frein. Maintenant les évêques veulent lever ces restrictions et donner une nouvelle vie à ces communautés pauvres.

Même avec les restrictions du texte final corrigé par Rome, il vaut la peine de lire attentivement les n. 178 et 179. Les meilleurs chapitres du document sont les chapitres 7 et 8 sur la mission. C’est là que l’on trouve les affirmations les plus fortes.

« L’Église a besoin d’un choc important qui l’empêche de s’installer dans la facilité, la stagnation et la tiédeur, en marginalisant les pauvres du Continent » (362).

« La conversion pastorale de nos communautés exige que l’on passe d’une pastorale de pure conservation à une pastorale décidément missionnaire » (370).

« La pastorale de l’Église ne peut faire abstraction du contexte historique » (367).

Voir surtout les n. 362-370.

Le changement doit toucher toutes les institutions de l’Église. Il commence par la réforme de la paroisse. Celle-ci devra être subdivisée en unités plus petites (372), de petits groupes où se vit une meilleure relation. Nous veillerons à ce que ces petites communautés ne reproduisent pas la structure et l’activité de la paroisse. Il est vraiment bon que la Conférence fasse allusion au mauvais fonctionnement de la paroisse en tant qu’institution inadéquate pour notre temps d’urbanisation croissante et de sécularisation.

Le chapitre 8 élabore une pastorale sociale qui va être réaffirmée et renforcée (401-404). Le document énumère les nouvelles catégories de pauvres qui ont surgi ou se sont développées ces derniers temps.

En finale, le document assume des défis contemporains: l’écologie et les problèmes d’environnement, ainsi que la pastorale urbaine. Le programme de pastorale urbaine est très complet et définit des tâches qui vont exiger la collaboration de millions de personnes formées pour cela. Le défi de la pastorale urbaine avait déjà été défini par des sociologues catholiques à la fin du XIXe siècle. Cent ans plus tard, la hiérarchie assume le défi. L’Église catholique garde encore des structures ainsi qu’une mentalité rurales. Dans la société rurale la paroisse s’identifie avec la société. Maintenant, les choses ont tellement changé que l’immense majorité des citoyens vit en marge de l’Église et ne recourt à elle que pour le moment de la naissance et de la mort, ou ne recourt aux saints qu’en cas de maladie.

Dans le deuxième chapitre, on trouve une présentation développée de la réalité de l’Amérique latine. Cette présentation fit appel à l’aide de spécialistes et de scientifiques. Aussi offre-t-elle des informations passablement complètes et détaillées. C’est un exemple de collaboration entre la hiérarchie et les laïcs. Cependant, le document n’en arrive pas à condamner le capitalisme ni le système actuel de globalisation, bien qu’il en ait montré tous les vices. Il ne pouvait aller plus loin que ce qui s’appelle la Doctrine Sociale de l’Église, qui est tellement silencieuse ces derniers temps.

Il est clair que dans les autres chapitres on trouve aussi beaucoup de choses importantes qui présentent des orientations pour la mise en route du projet global. Mais un article n’offre pas l’espace suffisant pour commenter tous ces points. On va certainement publier de larges commentaires du document d’Aparecida pour analyser celui-ci dans sa totalité.

2. Quelques doutes

Le projet d’Aparecida est tellement radical qu’un doute surgit : qui va mettre ce programme en pratique ? L’histoire montre que tous les changements profonds dans l’Église furent réalisés par des personnes nouvelles, formant des groupes nouveaux et créant un nouveau style de vie ; et ce toujours à partir d’une option de vie dans la pauvreté. Ce ne furent jamais celles établies dans le leadership ni dans les structures installées. Celles-ci ne parviennent pas à sortir de leur rôle traditionnel. C’est ce qui fait penser que le clergé actuel ne remplit pas les conditions pour appliquer ce programme.

Je n’ai jamais pu oublier ce qui arriva lors du passage du XIIe au XIIIe siècle. Il y eut une avalanche de phénomènes religieux semblables à l’expansion des pentecôtistes actuellement. De nouveaux animateurs religieux apparurent qui parvinrent à attirer et convertir une multitude de catholiques. Naquit en très peu de temps tout un monde de communautés qui reçurent divers noms. Celui d’Albigeois fut le plus utilisé. Personne ne parvenait à freiner le mouvement. Le Pape Innocent III demanda à l’Ordre des Cisterciens, qui était le plus puissant à ce moment, d’assumer la mission de convertir les hérétiques ou, du moins, de freiner ce mouvement d’expansion. Ce fut un échec total. Les Cisterciens venaient de monastères très riches et ne savaient pas parler aux pauvres. Ils étaient des missionnaires riches, sans capacité missionnaire.

Alors apparurent quasi simultanément François d’Assise en Italie et Dominique de Guzman en Espagne. Ils choisirent le chemin de la pauvreté, vivant d’une vie réellement évangélique. Ils évangélisèrent les masses populaires et du monde rural et celles des villes. Et ils obtinrent ce que les Ordres puissants n’avaient pu obtenir. De ceux-ci naquirent, en peu d’années, ceux qu’on appela les Franciscains (les frères mineurs) et les Dominicains (les frères prêcheurs) qui furent des milliers en peu de temps. Ils s’installèrent au milieu du peuple et furent des missionnaires itinérants, toujours à la recherche du peuple des pauvres. Ils donnèrent à l’Église une autre physionomie. Ils constituaient une structure différente dans laquelle le monde des pauvres, qui ne se reconnaissait pas dans les Ordres monastiques, se retrouvait. Le clergé paroissial, pour sa part, recueillit les conversions faites par les Mendiants, mais il avait été incapable de réaliser le changement nécessaire.

Actuellement, il y a déjà dans l’Église de tels chrétiens qui partagent la vie du monde des pauvres. Mais ils sont peu connus et peu valorisés. Ils sont plus tolérés qu’appuyés, car ils ne correspondent pas au schéma officiel. En effet, ils n’ont pas leur place dans le droit canonique. Ce sont généralement des laïcs, encore qu’il y ait aussi des évêques ou des prêtres qui firent leur conversion et s’échappèrent de la structure dans laquelle ils étaient fourrés.

Personnellement, je crois que les futurs missionnaires capables de changer la physionomie de l’Église seront des laïcs, des missionnaires laïcs.

Comment va commencer l’application du programme d’Aparecida ? Il ne pourra se réaliser à partir du haut vers le bas. Il ne pourra démarrer avec un plan théorique. Il commencera avec des personnes volontaires prêtes à entrer dans une aventure mais, cette fois, avec l’appui de la hiérarchie. On ne leur donnera aucun programme préalable parce que l’Esprit leur montrera ce qu’ils peuvent faire. Si leur action missionnaire ne jaillit pas de l’intérieur d’eux-mêmes, elle restera sans effet ; parce qu’elle ne sera pas un témoignage vivant, le seul qui puisse toucher le cœur de leurs auditeurs.

On n’ira pas plus vite en planifiant. Personne ne planifia la naissance ou la vie de saint François. Il apparut et le Pape le confirma. Ces dernières années, dans beaucoup d’endroits, les diocèses réalisèrent des années missionnaires, des missions populaires, sans aucun succès. Tout resta sur papier ; parce qu’au lieu de partir des personnes volontaires qui se sentaient peu valorisées, et plus tolérées qu’appuyées dans leur vocation missionnaire, ils confièrent la mission aux agents pastoraux de la structure diocésaine ou paroissiale. On ne peut concentrer la mission dans l’église paroissiale parce que les pauvres ne fréquentent pas l’église paroissiale. Ils perçoivent tout de suite que celle-ci n’appartient pas à leur culture.

On n’ira pas plus vite en donnant des cours pour enseigner une doctrine ; parce que l’Esprit montrera aux missionnaires ce qu’ils doivent dire et faire. Ce que l’on peut faire c’est accompagner l’attente de la voix de l’Esprit. La hiérarchie a un rôle fondamental qui consiste à faire le discernement de l’Esprit à partir de la tradition chrétienne, et à stimuler une spiritualité de l’attente et de la fidélité à ce que dit l’Esprit.

En Amérique latine, l’appui des évêques et des prêtres est fondamentale. En effet, surtout dans le monde des pauvres, les catholiques sont timides, peu sûrs d’eux ; ils n’ont pas confiance en leurs propres qualités. Il faut appuyer, accepter des erreurs ou des échecs temporaires. On ne peut réussir du premier coup. La hiérarchie devra organiser l’harmonie entre tous les charismes.

Comment se fera la formation? Qu’entend-on par formation de missionnaires ? La formation actuelle dans les séminaires ou dans les facultés de théologie prépare justement au contraire. Le système actuel donne une formation académique ou avec des prétentions académiques. Au Brésil, beaucoup ont donné de l’importance à la reconnaissance des études du séminaire par le Ministère de l’Éducation. Admettons ! Mais une chose est certaine : c’est que le Ministère de l’Éducation n’a pas de projets missionnaires.

Les certificats officiels sont perçus comme une garantie précisément par ceux qui ne se sentent pas une vocation missionnaire très forte. Je n’ai rien contre ces certificats académiques, mais ceux-ci n’ont rien à voir avec la mission. La formation académique, sans contact avec le peuple, tourne à vide pour préparer à la prédication. Les prêtres furent préparés pour être de petits professeurs de théologie. Rien que cela explique bien des choses pour ce qui concerne les problèmes de l’Église qui furent dénoncés par le document d’Aparecida.

La formation missionnaire inclut premièrement une spiritualité forte et radicale centrée sur la Bible en général, mais surtout sur les Évangiles, c'est-à-dire, sur la vie terrestre de Jésus.

En second lieu, la formation consiste à multiplier les rencontres avec des gens, des familles, des groupes. Le missionnaire a besoin d’apprendre à être présent dans tous les lieux où se passe la vie sociale. Cette présence est comme un signe de vie renouvelée, animée par la foi, l’espérance et la charité. Il ne s’agit pas de se montrer dans les événements sociaux, mais de connaître et de découvrir les personnes qui sont sensibles aux appels de l’Esprit, et de savoir dire les paroles qui marquent.

Exposer la doctrine n’a jamais converti personne. C’est dans la vie de certaines personnes que Jésus se manifeste et pas dans la doctrine. Les missionnaires ne se forment pas par des cours, des séminaires ou des discussions abstraites. Mais il faut apprendre le langage populaire. Quelques prêtres ou évêques savent faire cela parfaitement : ce sont des missionnaires qui le sont devenus par la grâce de Dieu, en dépassant les schémas de la formation académique qu’ils ont reçue. Un exemple : frère Carlos Mesters.

La formation par le chemin de l’endoctrinement est apparue après la Révolution Française pour garantir la foi des prêtres qui devaient apprendre à résister aux hérésies de l’époque. La résistance aux hérésies n’est plus une urgence actuellement.

Je ne puis manquer de signaler un problème, qui n’est pas seulement d’Aparecida, mais de toute l’Église occidentale, des Conciles occidentaux, des documents du magistère, y compris de Vatican II. L’Église occidentale ignore l’Esprit saint. Il est clair que l’Esprit Saint est mentionné de nombreuses fois, y compris dans le document d’Aparecida. Mais c’est toujours pour renforcer l’énoncé fait par la hiérarchie ou par le clergé en général. La hiérarchie définit la conduite de l’Église et, ensuite, elle demande à l’Esprit Saint qu’il réalise ce qui a déjà été décidé. On suppose que tout ce qui procède de la hiérarchie procède de l’Esprit Saint ; que c’est la même chose. On ne se risque pas à prier pour que l’Esprit Saint vienne illuminer notre esprit. Or Il est présent dans le monde et montre par des signes clairs ce que Lui souhaite.

Les Orientaux sont beaucoup plus sensibles à cet aspect que l’Église d’Occident. En Amérique latine, l’Église orientale est peu présente et n’a pratiquement aucune influence. L’Église latino-américaine est fille de l’Occident de façon quasi exclusive.

L’enseignement du Nouveau Testament est différent, tant dans la théologie de Paul que dans celle de Jean. Pour saint Paul, l’Église est dirigée par les dons de l’Esprit Saint (1 Cor 12, 4-11 ; 27-30). Et le premier de ses dons est le don de « l’apostolat » (1 Cor 12,28). Quand Paul parle des apôtres il ne se réfère pas aux Douze, mais à ces disciples qui, comme lui, se transformèrent en missionnaires parce qu’ils furent envoyés par l’Esprit Saint.

Le don de gouvernement vient en septième position. En deuxième lieu apparaissent les prophètes qui sont considérés comme fort importants (1 Cor 14). Ces dons sont répandus et apparaissent soudainement de manière imprévisible. Personne n’a préparé ni formé Paul comme missionnaire. Il a reçu un don de l’Esprit Saint et il a ouvert un chemin authentique et sûr pour le peuple des disciples qu’il parvint à réunir.

L’Esprit Saint est présent dans l’Église d’aujourd’hui comme il le fut toujours. C’est Lui qui montre les chemins à prendre pour suivre Jésus. La théologie de Jean affirme que l’Esprit enseignera la portée de la vie de Jésus dans les circonstances les plus diverses. Jésus n’a laissé aucun programme d’apostolat. Mais il a promis que l’Esprit serait là pour montrer de quelle manière nous pouvons actualiser la vie qui fut sienne dans les circonstances les plus diverses de l’histoire. Jésus n’a pas voulu enfermer l’histoire dans un cadre stable, mais il a promis que l’Esprit serait présent pour, en chaque situation, enseigner le sens des actes et des paroles qu’il réalisa ou prononça dans le contexte déterminé et limité de la Galilée (Jn. 14, 26; 16, 13-15).

Mais on ne peut accuser la Conférence d’Aparecida, parce que toute l’histoire de l’Église d’Occident fut bien la même. Une conversion plus radicale serait toujours bien nécessaire pour revenir aux enseignements du Nouveau Testament sur l’Esprit.

3. Les problèmes

À mes yeux, la partie la plus faible du document est sa christologie. On devait s’y attendre. Ce n’est pas par hasard que la Notification, envoyée à Jon Sobrino, a été publiée à la veille de la Conférence d’Aparecida. Nous nous trouvons en effet, exactement ici, face au plus grand problème théologique actuel. Car telle est la question : que signifie l’humanité de Jésus ? Quelle est la signification, la portée, des paroles et des actes de Jésus tels qu’ils sont relatés par les Évangiles ? En quoi consiste l’humanité de Jésus ? Qu’est-ce qu’être homme ?

Le texte rappelle beaucoup de bonnes choses tirées des évangiles, qui le montrent comme un maître de sagesse et le révélateur d’un mode de vie proposé à l’imitation par les disciples. On y trouve une énumération d’actes et de belles paroles de la vie de Jésus. Mais il manque la synthèse et ce qui regroupe toutes ces paroles et ces actes en une vie humaine (129-135).

Cette énumération ne nous livre pas la signification de la vie humaine de Jésus ni de son ministère missionnaire. La vie des humains doit s’interpréter à partir du contexte historique dans laquelle elle se situe. Ici, on ne parle pas du contexte historique. C’est comme si Jésus était en dehors de l’histoire, comme un maître qui vole par dessus les siècles. Chaque être humain construit sa vie à partir du contexte historique qui l’interpelle et l’amène à définir ses options quant à ses objectifs et les moyens qu’il va mettre en œuvre. Chacun a un projet dans lequel il attribue une finalité à sa vie. Si Jésus fut homme, il devait en être ainsi pour lui aussi.

Commençons par l’annonce que fait Jésus : le Royaume de Dieu (101-128). Qu’ont pu comprendre les paysans de Galilée quand Jésus leur parlait du Royaume de Dieu ? Ils étaient en train de souffrir le poids du joug du pouvoir romain, du royaume de l’empereur. Et voilà que Jésus vient annoncer que ce royaume va tomber. C’était exactement ce qu’ils attendaient ; en tout cas ce qu’attendaient les pauvres opprimés par le pouvoir extrêmement dur des Romains. La majorité pensait que cela n’arriverait que dans un monde nouveau, après la destruction de ce monde comme l’annonçaient les prédications apocalyptiques. Mais Jésus vient annoncer que cela arrivera dans ce monde-ci. Le royaume de Satan, incarné dans le pouvoir romain va tomber et viendra un autre royaume… Jésus connaissait bien toutes les conversations, toutes les plaintes et les espérances de son peuple. Il parlait pour ces gens-là. On comprend qu’il fut reçu et acclamé avec enthousiasme par le peuple de gens simples de Galilée.

Après cette annonce, Jésus eut à expliquer comment serait le Royaume de Dieu et sa différence radicale d’avec le royaume de César. Même les douze eurent bien des difficultés pour accepter les explications de Jésus.

Ce qui n’apparaît pas dans le document est que l’Évangile de Jésus fut une Bonne Nouvelle pour certains et une Mauvaise Nouvelle pour d’autres. Jésus n’a pas traité tout le monde de la même manière. La Bonne Nouvelle s’adresse aux pauvres et la Mauvaise aux riches (Lc 6,20-26). L’Évangile de Marie ne fut pas différent. « Il renversa les puissants de leurs trônes et il exalta les humbles. Il combla de biens les affamés et renvoya les riches les mains vides » (Lc 1,52-53).

À la base de la psychologie de Jésus il y avait la compassion pour les opprimés et l’indignation envers les oppresseurs. Pourquoi cela n’apparaît-il pas dans un document qui prétend renouveler l’option pour les pauvres ? Il y a une contradiction entre la deuxième et la troisième partie du document.

En second lieu, n’apparaît pas le conflit avec les chefs du pays que Jésus dénonce comme usurpateurs et oppresseurs. Ce qui tient une place essentielle dans les Évangiles n’apparaît pas, à savoir le conflit de Jésus avec les prêtres, les docteurs de la loi, les pharisiens, les grands de ce temps-là (Mc 11-13; Mt 23; Lc 20; Jn 8). Ce conflit est le fil conducteur des Évangiles. Tous présentent la mission de Jésus comme un chemin qui mène à la mort. Dès le début, les chefs veulent le tuer. Jésus dénonce la domination des grands, associés aux Romains, et il reste fidèle à cette mission qui est celle de sa vie jusqu’à ce qu’ils le tuent.

La mort de Jésus fut une conséquence de son action. Elle fut comme la conclusion finale de son ministère. Le document parle de Jésus qui fit don de sa vie (139). Jésus fut mis à mort parce qu’il voulut rester fidèle à sa mission de dénoncer la corruption des chefs de son peuple, eux qui imposaient un joug insupportable au simple peuple. Jésus était juif ! Et comme juif, il était scandalisé par l’usage que les chefs faisaient de la Loi. Jésus voulait libérer son peuple du mensonge et de la domination des élites. Selon son interprétation de la Loi, les élites opprimaient le peuple des pauvres.

C’est cela qui fut le projet de Jésus. Ce qu’Il offre à ceux qui le suivent c’est de répéter la même trajectoire à chacun des moments de l’histoire. Donc, au cœur de la mission se trouve la persécution, la mort, la mort sur la croix, une mort infamante.

Le document, cependant, fait à peine quelques allusions fort discrètes à la mort de Jésus sans dire pourquoi il fut mis à mort et quel fut le sens humain de cette mort. Le texte fait allusion aux martyrs d’Amérique latine, mais sans expliquer en quoi a consisté ce martyre (140) ; comme si le martyre était une valeur en soi, un exemple de vie héroïque. Il ne situe pas les martyrs dans leur contexte historique et, pour cela, la mort de Jésus n’est pas située non plus dans son contexte historique. C’est comme s’ils étaient un exemple de vertu sans motif, sans relation avec leur ministère de prophètes.

Le document dit simplement que Jésus offrit sa vie. Cela peut signifier beaucoup de choses, mais cela n’évoque pas le contexte historique ni le lieu de cette mort dans la vie humaine de Jésus.

Dans les Évangiles, la croix est au centre de la christologie de la vie humaine de Jésus. Celle-ci n’est pas au centre de la christologie du document de nos évêques. Nous avons l’impression que le texte a voulu éviter toute référence au conflit avec les Romains et avec les autorités d’Israël. C’est un évangile sans conflits, qui ne respire que la pure bonté.

Mais pourquoi un évangile sans conflits ? Pour ne pas avoir à reconnaître la signification du martyre de tant de latino-américains crucifiés dans la seconde moitié du siècle précédent. Les élites veulent cacher la responsabilité historique qu’ils ont en ces martyres du XXe siècle. Le souvenir de ces martyrs offense les classes dirigeantes de beaucoup de pays.

C’est pour cela que les allusions aux martyrs sont très discrètes. Les martyrs sont présentés comme des héros mais on ne dit pas pourquoi ils sont morts. Mais un évangile sans conflits : qui peut vouloir cela ? C’est exactement l’évangile qui satisfait la bourgeoisie. Cette christologie est bourgeoise dans son inspiration. Elle n’exprime pas ce que sentent les pauvres ni de quelle manière eux comprennent la vie et la mort de Jésus. Nous nous trouvons en une situation de conflit entre deux christologies : une qui est bourgeoise et une autre qui est celle des pauvres. Ce conflit existe depuis le début de l’Église.

Le même manque d’historicité se retrouve dans la description de la réalité ecclésiale de la première partie. Le texte fait une énumération des aspects positifs et négatifs de l’Église latino-américaine (98-100). Mais on ne situe pas, ni les aspects positifs pas plus que les négatifs, dans leur contexte historique. C’est comme si tout avait un sens identique.

Il ne se fait aucune analyse des structures. Le texte attribue la responsabilité et la faute à « certains catholiques qui se sont éloignés de l’Évangile » (100h). Les aspects négatifs sont dus à « des déficiences et des ambiguïtés » de certains des membres (de l’Église). Si c’était cela le problème, il n’aurait pas été nécessaire de réunir toute une Conférence au niveau continental. Il suffirait d’envoyer un bon confesseur à ces quelques catholiques.

De façon générale, les documents de l’Église n’interrogent pas les structures. Bien sûr que les membres de l’Église ne sont pas pires maintenant qu’ils ne l’étaient auparavant. Les problèmes ne sont pas les personnes, mais les structures. Quelque chose de cela apparaît implicitement dans la troisième partie, par exemple quand l’on traite de la paroisse. Mais une analyse plus profonde serait très utile. Il faudra bien la faire un jour.

Le silence quasi total sur les mouvements pentecôtistes est surprenant. On y trouve à peine quelques brèves allusions (100g). En son temps, Harvey Cox écrivit qu’il s’agissait du phénomène religieux le plus important du XXe siècle, quasi aussi important que la Réforme du XVIe siècle. Il ne se fait aucune analyse de cette réalité comme s’il s’agissait d’une chose sans importance qui ne constitue pas un problème.

Cependant, le pentecôtisme est en pleine expansion dans tous les continents et aussi en Amérique latine. Beaucoup de catholiques quittent l’Église pour s’intégrer à une communauté pentecôtiste. Ses pasteurs sont innombrables. Dans beaucoup d’endroits du monde des pauvres, les pentecôtistes sont déjà plus nombreux que les catholiques.

Il serait bien nécessaire d’analyser les raisons de ce succès. Il ne fait pas de doute que le pentecôtisme répond aux aspirations d’une grande partie du monde populaire. Il vaut la peine d’étudier son message, sa méthodologie, ses formes d’organisation. Fermer les yeux, comme si le phénomène n’existait pas, peut relever de la politique de l’autruche.

Quand on fait la description de la société actuelle, surtout de la culture contemporaine, beaucoup oublient qu’il existe deux sociétés très séparées et deux cultures bien différentes. Il y a la culture prise en compte par les scientifiques et les philosophes, qui est la culture de ceux qui font partie de la nouvelle société, et la culture des exclus.

En conclusion, la Conférence d’Aparecida constitue un événement imprévu. Une nouvelle conscience est en train de naître. Les évêques ont pu recueillir les aspirations de la minorité plus sensible aux signes des temps. Le document final est motif d’une espérance renouvelée pour les aînés et il offre aux jeunes quelques orientations bien précises.

José Comblin - Brésil)

Notes :
Traduction Edouard Mairlot (espagnol) et Jean-Loup Robaux (portugais)

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