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Lettre ouverte à Raimon Panikkar

Don Achille Rossi
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À l’occasion de la soirée en mémoire de Raimon Panikkar, à Rome le 10 novembre 2010, et de l’ouverture du cours « la paix en chemin : actualité de maîtres, d'expériences et de méthodes », organisés par la Cipax en collaboration avec Adista, Archivio Disarmo, Cdb S. Paolo, Confronti, Lega Diritti dei Popoli, Ore Undici, Pax Christi Roma, Progetto Continenti, Religions for Peace-Italia, Sae gruppo romano, Servizio Rifugiati e Migranti della Federazione delle Chiese Evangeliche.

Très cher Raimon,

À peine deux mois après ton départ, ta présence est plus vivante que jamais dans mon esprit. Je te vois encore là dans ton studio tapissé de livres, assis dans ce fauteuil que dernièrement tu appelais en plaisantant « le trône », pour alléger un peu face à tes hôtes le poids de la maladie. Je voudrais continuer une conversation sur la paix entamée avec toi il y a un quart de siècle à Città di Castello. Tu invitais alors à « désarmer la culture » en soutenant que la nôtre est une culture armée, pas tellement parce qu’elle possède la bombe atomique, mais parce qu’elle utilise la raison comme une arme pour vaincre ou pour convaincre. Et tu poussais ta thèse jusqu’à affirmer qu’il y a une continuité entre une raison qui doit contrôler et poursuivre la certitude et la détention nucléaire : je dois posséder une arme plus sûre que celle de mon adversaire. Tu reprochais à l’Occident de vivre dans une culture de méfiance et de guerre. Tes affirmations, qui nous semblaient alors un peu exagérées, se révèlent par contre aujourd’hui prophétiques. Après les deux guerres du Golfe, la Bosnie, le Rwanda et l’Afghanistan, le militarisme est revenu en force et a colonisé la culture. L’adversaire doit être vaincu et détruit pour atteindre la sécurité et la paix, prétendent tous les maîtres à penser et les bonimenteurs à la télévision. Dans le sillage de cette conviction, en Italie nous avons fait de notre mieux : le Ministère de l’instruction publique, en accord avec celui de la Défense, a autorisé quelques écoles à enseigner aux jeunes l’emploi des armes. Ils l’ont baptisé « projet de sûreté ». Tu aurais été ébahi face à une telle mesure et tu te serais exclamé « Ne me dis pas ça ! », comme tu le faisais à chaque fois que je te décrivais la situation en Italie.

L’obsession de la sécurité, fille de la raison armée, a accouché d’un mouvement protectionniste et xénophobe comme la Ligue, qui déclare la guerre aux immigrés coupables de nous avoir volé le travail, apporté les maladies, détruit notre identité. Tu te serais étonné qu’un phénomène qui aurait pu mener à des fécondations réciproques entre les cultures soit interprété sous une forme si négative et antichrétienne. L’autre fait partie de nous, avais-tu répété à la Rencontre de 2006, il est l’autre partie que nous n’avons pas encore développée ou que nous ne connaissons peut-être pas. La rencontre avec l’autre est une expérience de révélation, parce qu’il nous révèle notre incomplétude et notre complémentarité.

C’est pourquoi « le choc de civilisation » théorisé par Samuel Huntington t’apparaissait absurde et dangereux. Comme la réponse de Bush à l’attentat du 11 septembre. « Il y a quelque chose de pire que le terrorisme, c’est le contre-terrorisme », avais-tu l’habitude de commenter, en citant l’expression d’un haut magistrat indien. Le contre-terrorisme ne fait qu’alimenter la chaîne du mal sans la casser, parce que la victoire, comme tu le répétais souvent, n’apporte jamais la paix. Seuls la réconciliation et le pardon peuvent accomplir ce miracle.

C’est triste d’entendre répéter, même à l’autel, que nos soldats partent dans le monde défendre la paix avec les armes. La paix, comme tu nous l’as enseigné, est la force de transformer les tensions destructrices en polarités créatrices et on ne les construit certainement pas avec les armées et les bombes. Il faudrait déshonorer la guerre et expliquer aux jeunes que derrière la rhétorique du courage, de l’héroïsme, de la défense des valeurs, il n’y a rien d’autre que la destruction et la mort. Et il est surprenant que, dans une période de crise économique dans laquelle on manque de ressources pour les jeunes désoeuvrés et pour l'école, on trouve toujours les fonds pour les dépenses militaires.

La raison armée a produit une économie également armée, fondée sur la méfiance et la violence. C’est la continuation de la guerre avec d’autres moyens. Comment pourrions-nous nommer les règles du commerce international, le mécanisme de la dette étrangère, la spéculation financière, la dévastation de la nature ? Qu’est-ce que la compétition proclamée dans toutes les chaires sinon la face propre de la guerre ? Il semble incroyable que l’économie internationale doive être la guerre de tous contre tous qui appauvrit la presque totalité de l’humanité, sauf un petit nombre de familles qui font les règles et la culture. « La classe de Davos » comme l’appelle Susan George, gentille et bien élevée sur le plan personnel, mais impitoyable au plan économique. Le monde actuel n’est pas organisé pour tous, mais pour la survie d’une minorité. C’est ce que tu appelais l’éthique de la chaloupe, en rappelant la coutume dans la marine ancienne de couper les mains de ceux qui, en cas de naufrage, s’agrippaient à la chaloupe déjà trop chargée. Le système que les élites ont construit fonctionne pour 20% de l’humanité. À tous les autres, il faut couper les mains, de n’importe quelle manière, pour empêcher que coule le bateau des privilégiés.

Il y a une profonde malice à mettre l’accent sur la compétition, en oubliant que la vie humaine est basée sur la coopération et que toutes les cultures ne fondent pas leur existence sur le culte de l’avarice, comme fait la nôtre. Tu nous le rappelais avec le sympathique apologue des enfants africains qui, au lieu de rivaliser pour conquérir le prix, courent tous ensemble vers le but en se tenant par la main.

L’alternative à la catastrophe de proportions cosmiques à la rencontre de laquelle nous allons est « un changement radical de l’esprit et du coeur », comme tu l’as écrit dans ton dernier livre The Rhythm of Being. Tu y présentes ton intuition profonde de ce qu’est le réel, en nous aidant à voir avec un regard nouveau le Divin, l'homme et le cosmos. Pour être créatif, tu suggères que l'homme ne doit pas tant se concentrer sur sa volonté, mais sur sa capacité à recevoir. Désarmement culturel, encore une fois. Attitude fondamentale pour l’homme de la civilisation technocratique, comme tu le faisais remarquer avec ironie, en rappelant que lorsque une fourmi traîne un éléphant, ce n’est pas l’éléphant qui va vers la fourmi mais la fourmi vers l’éléphant. Et l’Occident est un éléphant.

Cette réceptivité accueillante est l’unique attitude en mesure de promouvoir la paix. Alors elle apparaît pour ce qu’elle est vraiment : un don qui se reçoit, qui nous transforme, qui nous pousse à lutter pour la réconciliation et non pour la victoire. En tu en étais si conscient que tu as aussi voulu le rappeler dans l’exergue de ton dernier livre : « Puissent mes paroles être en Harmonie avec tout l’Univers, contribuer à sa Justice, augmenter sa Beauté, et être prononcées en toute Liberté, de telle sorte que la Paix puisse devenir plus proche à notre Monde. Amen ».

Il est significatif que ton dernier message conjugue l’harmonie, la justice, la beauté, la liberté et la paix : les grandes tensions qui ont rendu ta vie si lumineuse. Merci, Raimon, de nous l’avoir rappelé encore une fois.


 

Don Achille Rossi - Italie)

Notes :
Rome, 10 novembre 2010
Don Achille et les participants à la rencontre
Info : Cipax, via Ostiense 152/B, 00154 Roma, tel/fax 06 57 28 73 47      cipax-roma@libero.it - www.cipax-roma.it
(traduit de l’italien par P. Collet)
À lire aussi de Raimon PANIKKAR en français :
Paix et désarmement culturel, éditions Actes Sud 2008, 176 pages
La Plénitude de l’homme, éditions Actes Sud 2007, 304 pages




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